retrouvailles avec la famille Cotten
retrouvailles avec la famille Cotten
De cette nuit passée à fond de cale, ils n’ont rien oublié. Les personnes âgées, les enfants, ceux qui gémissent, pleurent, vomissent… Le mal de mer, bien sûr, mais aussi le déchirement. Ces hommes et ces femmes quittent leur terre, sans espoir de retour, mais ils n’en connaissent souvent aucune autre. L’Algérie est française depuis cent trente ans, beaucoup y sont nés, comme leurs aïeux avant eux. On les appelle les pieds-noirs. « La plupart avaient tout perdu, raconte François. Ils sauvaient leur vie, c’est tout. »
Quand Janine et François ont vu, depuis le pont du bateau, Alger la Blanche disparaître au loin, c’est tout un monde de possibles qui a été englouti. Eux n’y avaient passé que deux ans de leur vie, mais, là-bas ils avaient commencé à tout partager. Et d’abord leur quotidien. Là-bas, leur fille Nathalie était née. Leur émotion n’a pas échappé au photographe de Match, Maurice Jarnoux, qui les a repérés, dans la cohue, sur le quai du départ, puis, alors qu’ils serraient Nathalie dans leurs bras, les yeux braqués sur l’horizon.
C’est la guerre qui les a précipités de l’autre côté de la Méditerranée. Janine a alors 20 ans, François, deux de plus. Ils se sont rencontrés dans la Sarthe, d’où Janine est originaire. À l’époque, elle est en formation à l’école normale du Mans pour devenir institutrice. Le fruit d’années de combat pour cette fille de paysans dont le père refusait qu’elle fasse des études. François, lui, est diplômé en aviculture.
Né à Garches, dans les Hauts-de-Seine, où son père est ingénieur à la SNCF, il entre en apprentissage à Fontenay-sur-Vègre, près de Sablé-sur-Sarthe, où vit Janine. « J’étais plutôt un rebelle, sourit-il. Je ne poursuivais pas mes études, c’étaient mes études qui me poursuivaient. » Et le service militaire, qui dure alors trente-deux mois, le rattrape. Après ses classes, il sera envoyé en Algérie, affecté aux transmissions. Le 20 février 1960, Janine et François se marient. Sans cela, le patriarche n’aurait jamais laissé sa fille partir.
Le jeune bidasse est cantonné dans une caserne d’El-Biar, à quelques kilomètres de la capitale, sur les hauteurs. Il passe ses journées à dérouler des kilomètres de fils téléphoniques et s’improvise coiffeur pour ses camarades, histoire de gagner un peu plus d’argent. Janine doit le rejoindre pour les vacances scolaires. François lui a trouvé un job d’été à la caisse d’assurance-vieillesse d’Alger. De la capitale, la guerre qui sévit dans les djébels paraît loin. La jeune femme débarque à l’aube d’un dimanche plein de promesses. Fatiguée par le voyage mais lumineuse, vêtue de la robe qu’elle a taillée dans du tissu d’ameublement. La douceur de l’air, la virée en vélomoteur, l’après-midi passé à la plage de Staoueli et la joie de se retrouver… Elle sait déjà qu’elle ne rentrera pas.
Au mois de novembre 1960, elle obtient un poste dans la petite école de Birkhadem, près d’El-Biar, où elle occupe un logement de fonction dans lequel François la rejoint chaque soir. C’est sa première classe en tant qu’institutrice. Ses élèves, toutes des filles d’une douzaine d’années, viennent de familles d’agriculteurs du village, qu’ils soient installés à leur compte ou ouvriers dans de grosses exploitations. Elle s’attache très vite à ces gamines qui font plusieurs kilomètres, souvent pieds nus, pour aller à l’école. Zoulikha, surtout, qui souffre le martyre dans ses chaussures neuves, l’a marquée.
Dissipée, toujours assise au fond de la classe, elle n’hésite pas à écrire sur son ardoise « la maîtresse fait nique nique avec son mari ». Mais quand, pour la garder à l’œil, Janine la place au premier rang, elle réalise que, si l’enfant ne suivait pas, c’est parce qu’elle ne voyait rien. « À partir de là, elle a fait des progrès fulgurants », raconte Janine, qui, dans une lettre adressée à son ancienne directrice de l’école normale du Mans, écrit : « Sensibles à la poésie et au beau, […] elles aiment travailler, et l’annonce d’un exercice sur le cahier les fait battre des mains si elles ont bon. Je ne peux pas contenir leur enthousisame. […] J’aimerais faire beaucoup pour elles. »
Avec ses économies, Janine leur achète des livres. Sur le trajet, elle est toujours accompagnée d’une ribambelle d’enfants qui lui apprennent des rudiments d’arabe et de culture berbère. En signe de gratitude, les mères déposent souvent à sa porte des plats de couscous. Le couple côtoie aussi bien des musulmans – des « indigènes » selon l’administration – que des pieds-noirs. « À la radio, on entendait parler d’“exploiteurs”, mais la plupart étaient des petites gens, des commerçants, des artisans… » se souvient François.
Le 23 avril 1961, deux jours après le putsch des généraux, Janine accouche de Nathalie à la clinique Mustapha d’Alger. Seule. François est consigné à la caserne. Les « événements » comme on dit encore en France, et qu’elle n’évoque jamais avec ses élèves, prennent soudain une dimension concrète. La naissance de sa fille permet à François d’obtenir « une permission libératoire ». Sa mission sous les drapeaux est finie, il lui faut trouver un emploi. À aucun moment, le couple ne songe à rentrer en métropole.
François est d’abord embauché comme responsable d’un élevage expérimental de poulets à Attatba, dans la Mitidja, la plaine fertile qui s’étend au sud d’Alger. Janine est nommée à l’école du village, où François la rejoint vite. Puisqu’il ne s’entend pas avec son patron et qu’il manque un instituteur pour les garçons, il prend le poste. Les classes regroupent en moyenne une cinquantaine d’élèves de plusieurs niveaux. Pour la plupart, ils sont issus de familles très pauvres des douars environnants. « Ils vivaient dans des gourbis », se souvient Janine. Le midi, les enfants déjeunent d’un morceau de pain sec accompagné de poireaux ou d’oignons crus.
Mais peu à peu, le conflit se rapproche. Janine et François apprennent que des voisins, un père et son fils, ont été égorgés par leur personnel qui était menacé le FLN, le Front de libération nationale. « C’étaient des gens de confiance pris dans quelque chose qui les dépassait », explique Janine. Mais comme eux aussi vivent isolés, le soir même, François protège leur porte d’entrée avc une plaque en métal blindé. Le lendemain, il réalise qu’il a laissé les clés à l’extérieur, sur la serrure ! Puis ce sont des soldats qui viennent dans la cour de l’école pour y installer un poste émetteur. Il ne marchera jamais, mais le couple réalise que la situation peut vite dégénérer. Ils refusent pourtant d’y croire.
« Il faisait tellement beau… Comment penser qu’il pourrait arriver quelque chose de grave », se rappelle Janine. Et pourtant… Les signes se rapprochent. Un jour, ils sont contrôlés par les fellagas sur une route menant à Alger. Puis, le 26 mars 1962, juste après les accords d’Évian, c’est la fusillade de la rue d’Isly : l’armée tire sur les partisans de l’Algérie française. Bientôt, un médecin algérien est abattu par l’OAS au volant de sa voiture. Janine et François tombent sur les deux auteurs des tirs, à la sortie d’un marché. Tout en fuyant, ils chantent « Tout ça n’vaut pas un clair de lune à Maubeuge ». Aujourd’hui encore, rien qu’à l’évocation de cette mélodie, Janine frissonne. « On sentait la situation basculer », explique François. Il décide alors de porter une arme.
Bien que Janine ait signé un contrat de cinq ans et qu’ils envisagent de continuer leur vie de ce côté-ci de la Méditerranée, un déjeuner va suffire à les en dissuader. Des amis, les Anton, rencontrés à El-Biar, leur rendent visite et s’effraient de les voir si isolés. « Vous allez finir par vous faire égorger », leur disent-ils. Ils les décident à partir. « On voyait bien que c’était cuit », résume François. Pour des questions de sécurité, il faut garder ce départ secret. Ne pas avoir pu prévenir leurs élèves restera leur crève-cœur. Enfin, une semaine plus tard, fin mai 1962, ils montent sur le « Ville de Marseille », direction la France.
Dans la Sarthe, tous deux retrouveront sans peine un travail. Janine est embauchée au collège de Sablé, François monte un élevage de poulets à Notre-Dame-du-Pé. Mais les souvenirs d’Algérie imprègnent leur quotidien. Janine a gardé des liens avec la petite Zoulikha, à laquelle elle écrit. Et ils souhaitent faire découvrir à Nathalie ce qui aurait pu être leur pays de cocagne, même s’ils lui en parlent peu. « Nous n’avions pas eu le temps de nous attacher suffisamment pour être nostalgiques, mais assez quand même pour y retourner et faire ce “pèlerinage” », dit Janine. Il aura lieu treize ans plus tard. Avec Nathalie, ils sont accueillis dans la famille de Zoulikha, tout juste divorcée d’un mari jaloux qui lui avait été imposé par son père, et jeune maman d’une petite Assia.
De ces vacances, Nathalie a gardé sur la langue le goût des choux farcis « pimentés et délicieux », mais aussi le souvenir « extraordinaire », dit-elle, d’un moment passé dans les bains de la casbah d’Alger avec sa mère mais aussi avec toutes ces femmes qui, à leur entrée, se sont cachées avant de se mettre à danser, nues, en criant des « youyous ». « J’étais sidérée », dit-elle. De la plaine fertile de la Mitidja, que ses parents lui avaient décrite luxuriante, couverte de fèves et d’orangers, ne reste qu’une étendue vide, pour partie en friche. La collectivisation des terres a changé la physionomie du paysage.
Au bout des champs désertés par manque d’approvisionnement en semences attendent des tracteurs rouillés, qui n’ont pu être réparés faute de pièces détachées. À Tipaza, vieille cité romaine en bord de mer, ils tombent sur un ancien hôtel à l’abandon, où la végétation s’est immiscée entre les lits des chambres aux murs lézardés. Janine et François, attristés, savent qu’ils ont pris « la bonne décision ». « Y retourner, dit François, était aussi, inconsciemment, une manière de mettre un point final à notre histoire algérienne. »
Cet article est apparu en premier sur https://www.parismatch.com/actu/societe/leur-exil-dalgerie-avait-fait-la-une-de-match-en-1962-retrouvailles-avec-la-famille-cotten-236943