À Kairouan, l’effondrement des remparts réveille les polémiques


À Kairouan, l’effondrement des remparts réveille les polémiques

Publié le 25 décembre 2023

Lecture : 4 minutes.

L’effondrement d’un pan des remparts de Kairouan (Centre), le 16 décembre, aurait pu être un accident de plus, parmi tant d’autres marqueurs du délabrement du patrimoine en Tunisie. Mais en s’écroulant, ces murailles historiques ont fait trois victimes et mis à l’ordre du jour des fissures profondes dans la gestion du patrimoine. Il ne s’agit ni d’une surprise ni d’une révélation, mais d’une réalité que les décisionnaires ont préféré évacuer depuis plusieurs années.

« Enquête en cours », s’entend-on répondre quand on interroge les problématiques structurelles de l’Institut national du patrimoine (INP) et son éventuelle responsabilité dans le drame. Sur ce point, ce n’est pas tant le silence du ministère de tutelle qui dérange que l’attitude de la ministre des Affaires culturelles, Hayet Guettat Guermazi, qui s’est rendue sur les lieux du drame sans le directeur de l’Institut.


la suite après cette publicité


Depuis, les accusations fusent. Certaines visent le responsable local de l’INP, d’autres clouent au pilori l’ingénieur conseil qui encadrait les travaux, beaucoup imputent les défaillances à l’entreprise, choisie sur appel d’offres, qui n’était pas compétente en matière de restauration. Les médias s’en mêlent et personne n’y comprend plus rien. Et l’affaire se complexifie encore quand certains sous-entendent que les travaux sont ralentis parce que seule une première tranche de 600 000 dollars d’un don du sultanat d’Oman pour la restauration des remparts a été décaissée, faute de remise d’un rapport d’avancement des travaux. Bref, chacun cherche un coupable. Mais tous évoquent une mauvaise gestion de cette restauration des remparts de la ville.

Beaucoup de commentateurs estiment que les intervenants présents sur ce chantier doivent être écartés et entendus par les enquêteurs, mais cela risque surtout d’occulter les vraies problématiques. La grande difficulté n’est ni l’âge des sites ni l’extrême variété du patrimoine tunisien, mais réside dans le fait que les instances en charge de la conservation du patrimoine tunisien sont devenues obsolètes, sclérosées sous l’emprise d’une administration paralysante.

Défiance du ministère

« Le ministère a tendance à confier la responsabilité du patrimoine à des universitaires sans tenir compte des spécificités de ces postes de direction, qui nécessitent une connaissance et une pratique à minima du terrain », confie un ancien chercheur qui estime que Hayet Guettat Guermazi fait preuve de défiance à l’égard des opérateurs du patrimoine, auxquels elle a assigné un directeur issu des rangs de l’armée. Comme pour mieux souligner une volonté de serrer la vis. Mais à vouloir contrôler les hommes, la recherche, les monuments et leur préservation, tous les métiers du patrimoine sont figés. Résultat, les remparts se délitent, les médinas s’effritent et la Tunisie perd de sa visibilité culturelle.

Pourtant la ministre, ancienne directrice de l’Alecso (Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences), a elle-même été conseillère du ministre Abderraouf El-Basti en 2008 et n’est pas insensible au patrimoine. Parmi ses actions de l’époque, la restauration d’une jewla, robe de mariée traditionnelle, initiative menée avec une association, l’agence pour le co-développement franco-tunisien, présidée par Jean-Pierre Mangiapan. Mais depuis son arrivée aux Affaires culturelles, Hayet Guettat Guermazi affiche un meilleur bilan en matière d’organisation de festivals et d’événements publics que de patrimoine. Un volet pourtant essentiel et une source de revenus en Tunisie.


la suite après cette publicité


Le rempart de Kairouan n’est qu’un exemple parmi d’autres d’incurie, mais également de manque de moyens de contrôle en matière de protection du patrimoine. « La politique actuelle est de déléguer aux régions sans leur dispenser une formation, sans s’assurer du respect des cahiers des charges, sans vérifier l’expérience des entreprises choisies en matière de restauration de monuments. Il ne s’agit pas juste de savoir faire du ciment », énonce un ancien architecte. Comme lui, les professionnels du patrimoine déplorent que les associations de sauvegarde de la médina de la ville ne soient plus actives, faute de fonds, et regrettent une suspicion envers les associations. Pourtant, durant de nombreuses années, leurs démarches et leurs résultats ont été assez remarquables pour leur valoir des prix internationaux, dont celui de l’Aga Khan, et d’avoir servi de modèle à la restauration d’Alep, en Syrie.

À force d’évitements et d’approximations, la situation délétère pourrait perdurer, et le risque est que la Tunisie y perde des pans de son histoire. Classée au patrimoine de l’humanité par l’Unesco en 1988, Kairouan, quatrième ville sainte de l’Islam, est rongée par les dégradations, au risque de se déliter plus rapidement sous l’effet des fortes précipitations mais aussi des constructions anarchiques, des reconstructions ou des modifications de bâtiments. Plus que ne peut en supporter une ville qui a été un pôle spirituel mais aussi savant, et fut même considérée comme la capitale du Maghreb pendant un certain temps.


la suite après cette publicité


Vulgaire ciment

En prenant son poste en 2022, un responsable des travaux de restauration avait d’ailleurs fustigé les restaurations opérées en 1968 et l’usage d’un vulgaire ciment, sans que l’on ait pour autant constaté sur cinquante ans des éboulements spectaculaires. Depuis une unité spéciale du patrimoine a été chargée du patrimoine de la ville, mais dans le fond rien n’a changé.

La solution ? Une décision responsable qui organise une mise à plat du fonctionnement du patrimoine est indispensable, assurent les spécialistes. Qui souhaiteraient l’instauration d’un secrétariat d’État dédié, car les métiers du patrimoine sont de plus en plus diversifiés, les spécialisations de plus en plus pointues. Réunir les institutions du patrimoine dans un unique organisme permettrait plus de cohérence. Les pratiques doivent changer, suggère un chercheur qui propose « d’évaluer les conservateurs et les chercheurs sur un programme de travail et non pas sur leur présence à l’Institut » et envisage des actions communes avec d’autres ministères concernés par le patrimoine, comme le Tourisme ou l’Éducation. L’idée d’états généraux du patrimoine émerge régulièrement, puis disparaît. « C’est inutile, tranche un chercheur. Aujourd’hui, on ne sera pas entendus et encore moins compris. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Cet article est apparu en premier sur https://www.jeuneafrique.com/1518283/politique/a-kairouan-leffondrement-des-remparts-reveille-les-polemiques/


.