L’Inde dans la tourmente israélo-palestinienne

L’Inde dans la tourmente israélo-palestinienne

Réagissant aux attaques du Hamas dès le 7 octobre, le Premier ministre indien Narendra Modi a affirmé sa solidarité avec son allié israélien. Ses diplomates aux Nations unies refusent également d’appeler au cessez-le-feu à Gaza. La droite hindouiste au pouvoir est accusée d’avoir abandonné l’équilibrisme indien traditionnel entre Israéliens et Palestiniens.

Sonia Gandhi est la belle-fille de l’ancienne Première ministre indienne Indira Gandhi et elle-même ex-présidente du parti du Congrès, aujourd’hui dans l’opposition. À 75 ans passés, mais encore très active dans l’arène politique malgré sa santé chancelante, cette Indienne d’origine italienne demeure une voix respectée en Inde. Aussi, la tribune qu’elle a publiée le 30 octobre dernier dans un grand quotidien indien, pourfendant les prises de position pro-israéliennes du gouvernement Modi dans le conflit en cours à Gaza, n’est pas passée inaperçue.

« L’humanité dans son ensemble est mise à l’épreuve aujourd’hui. Nous nous sommes retrouvés collectivement diminués à cause des attaques brutales qui ont visé Israël. Nous le sommes de nouveau en raison de l’offensive également brutale et disproportionnée que mène l’État hébreu en réponse à l’agression dont il a été victime » (1), écrit Sonia Gandhi. Condamnant sans équivoque les violences infligées de part et d’autre, elle rappelle dans sa tribune le soutien « ancien » et « fondé sur des principes » du parti du Congrès à la reprise des négociations politiques entre les belligérants et à la solution à deux États. « C’est aussi, la position du ministère des Affaires étrangères indien », souligne-t-elle, tout en regrettant que le gouvernement Modi ait attendu le début des bombardements à Gaza pour la rappeler.

Dans sa tribune, Sonia Gandhi s’en prend directement au Premier ministre Narendra Modi qui, dans ses déclarations initiales en réaction aux attentats du Hamas, s’était contenté d’exprimer la solidarité du peuple indien avec Israël sans dire « un mot sur les droits des Palestiniens », accuse-t-elle. Et, last but not least, elle déplore que l’Inde se soit abstenue aux Nations unies lors du vote de la résolution appelant à un « cessez-le-feu immédiat et durable » à Gaza.

Désinformation

« Sonia Gandhi a tort de penser que les Indiens seront sensibles à son appel. Après neuf ans de règne de la droite hindouiste, le pays est aujourd’hui beaucoup plus aligné idéologiquement sur Israël qu’avec la cause palestinienne que l’Inde a longtemps soutenue », souligne Nicolas Blarel, professeur de relations internationales à l’université de Leiden (Pays-Bas) et spécialiste de la politique israélienne de l’Inde (2). « Les messages de soutien à Israël et surtout les vidéos de désinformation sur les Palestiniens dont regorgent les médias sociaux en Inde, témoignent de l’ampleur de ce changement », poursuit l’universitaire, expliquant que « dans le contexte d’extrême polarisation religieuse dans laquelle l’Inde se trouve, le message de soutien inconditionnel du Premier ministre à son homologue israélien a été perçu par la base hindouiste comme une autorisation pour donner libre cours à sa ferveur anti-musulmane ».

On s’en souvient, Narendra Modi fut l’un des premiers chefs d’État à poster sur le réseau social X son message de soutien à Israël, à peine quelques heures après les attentats du 7 octobre. « Jetant aux orties cinquante années de diplomatie moyen-orientale marquée par la prudence, Modi s’est emparé des réseaux sociaux pour dire clairement quel camp l’Inde soutient dans ce conflit, sans même faire semblant d’impartialité », pouvait-on lire dans les colonnes du Telegraph indien. « Nous sommes solidaires d’Israël en ce moment difficile », avait tweeté le Premier ministre, qualifiant d’« attaques terroristes » l’offensive du Hamas.

En Israël, la déclaration du Premier ministre indien a été interprétée comme un soutien sans équivoque de l’Inde pour son offensive alors en préparation. D’ailleurs, l’ambassadeur de l’État hébreu dans la capitale indienne ne s’y est pas trompé. S’adressant aux journalistes, il a remercié son pays hôte pour son soutien de « 100% » à la guerre d’Israël.

600 000 Palestiniens

Lors de la création de l'État d'Israël aux Nations unies, le 27 novembre 1947.

Lors de la création de l’État d’Israël aux Nations unies, le 27 novembre 1947. © Bettmann Archive / Getty Images

Or, l’Inde n’a pas toujours soutenu Israël. Après son accession à l’indépendance en 1947, une des premières décisions diplomatiques du jeune État indien, né lui-même d’une partition sanglante et traumatisante, consistait à s’opposer au plan de partage de la Palestine, qui devait donner naissance à Israël. L’Inde ne votera pas la résolution créant le nouvel État, car malgré leur empathie pour le peuple juif, victime de persécutions millénaires, Nehru et Gandhi, qui présidaient alors à la destinée de l’Inde, estimaient que partager la Palestine porterait atteinte aux droits des 600 000 Palestiniens de vivre en liberté sur leur territoire ancestral. New Delhi finira par reconnaître Israël juridiquement en novembre 1950, mais attendra janvier 1992 pour le rétablissement de relations diplomatiques normales.

Pendant les premières décennies qui ont suivi son indépendance, l’Inde a soutenu la cause palestinienne avec constance, faisant de ce soutien quasiment un dogme de sa politique étrangère. À l’Assemblée générale des Nations unies, elle fut l’un des architectes de la résolution 3236, votée en novembre 1974, affirmant le droit à l’autodétermination des Palestiniens et a soutenu le camp arabe dans les deux guerres de 1967 et 1973. Tout comme elle l’avait fait pendant la crise du canal de Suez, prenant fait et cause pour Nasser et défiant l’impérialisme français et britannique.

Dans les années 1970, l’Inde s’est ralliée derrière l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et son leader Yasser Arafat, contribuant à faire reconnaître l’OLP comme le représentant unique et légitime du peuple palestinien. En 1975, elle fut le premier pays non arabe à accueillir sur son sol un bureau de l’OLP avant de reconnaître l’État palestinien en 1988. Visiteur assidu à New Delhi dans les années 1980, son leader Arafat est reçu pour sa part comme un chef d’État en Inde. Il était proche d’Indira Gandhi. Beaucoup d’Indiens se souviennent de l’avoir vu sangloter lors des funérailles de la « Dame de fer » indienne, abattue par ses gardes du corps sikhs en 1984.

En 1992, lorsque l’Inde décide sous la pression des Américains de normaliser ses relations diplomatiques avec Israël, Arafat est venu voir le Premier ministre indien de l’époque, Narasimha Rao, pour lui demander de ne pas céder aux pressions. On raconte que les diplomates indiens ont réussi alors à vaincre les réticences du chef de l’OLP en lui expliquant qu’avoir un ambassadeur à plein temps à Tel-Aviv était de nature à favoriser le dialogue avec les décideurs israéliens et à les sensibiliser aux positions de New Delhi, notamment sur la question palestinienne.

Yasser Arafat aux côtés d'Indira Gandhi, alors Première ministre de l'Inde, le 29 mars 1980 à New Delhi.

Yasser Arafat aux côtés d’Indira Gandhi, alors Première ministre de l’Inde, le 29 mars 1980 à New Delhi. © Sondeep Shankar / Getty Images

Savoir-faire israélien

Ce que Yasser Arafat ne savait sans doute pas alors, c’est que l’Inde et Israël n’avaient pas attendu la normalisation de leurs relations diplomatiques pour coopérer. Dès 1962, au sortir de sa guerre perdue avec la Chine, New Delhi avait pris langue avec Tel-Aviv pour combler ses insuffisances en matière de défense et de sécurité. « Dans les années 1960-1970, les renseignements israéliens s’étaient révélés particulièrement fiables sur le dossier du Cachemire, ultrasensible pour l’Inde, alors que, sur cette question, les alliés arabes de ce dernier soutenaient systématiquement les revendications pakistanaises dans les instances internationales, à la grande frustration de New Delhi », se souvient l’universitaire Nicolas Blarel.

Selon Blarel et d’autres historiens des relations indo-israéliennes interrogés, le tournant dans la coopération militaire entre les deux pays se situe en 1999, pendant la guerre des glaciers entre l’Inde et le Pakistan. La livraison en urgence par les Israéliens d’une grande quantité d’obus de mortier et de munitions permit au camp indien de remporter la mise, malgré une armée pakistanaise plus aguerrie.

Ce fut le début d’une coopération intense qui s’est accrue, depuis, d’une manière exponentielle. Particulièrement intéressée par le savoir-faire israélien dans le domaine militaire, l’Inde importe tous les ans des armements et des technologies sécuritaires made in Israël d’une valeur de 2 milliards de dollars, ce qui fait de l’État hébreu le deuxième fournisseur d’armes à l’Inde derrière la Russie, mais devant les États-Unis et la France. Les armements vendus par Israël à l’Inde vont des drones de surveillance sophistiqués à des systèmes de missiles guidées antichars, en passant par des lanceurs, des bombes et des missiles sol-air pour équiper les porte-avions indiens. La coopération entre les deux pays prospère aussi dans les domaines de l’agriculture, de l’irrigation et de la cybersécurité.

Convergence stratégique

Le resserrement des liens économiques et militaires entre New Delhi et Tel-Aviv est intervenu essentiellement alors que le parti du Congrès était au pouvoir à New Delhi, mais ce parti a toujours eu du mal à assumer ce rapprochement en public, de peur d’offenser les alliés arabes de l’Inde. Comme l’écrit l’indianiste Olivier Da Lage, « pendant longtemps, les relations de l’Inde avec Israël se sont apparentées à celles qu’un homme marié entretient avec une maîtresse qu’il dissimule pour protéger sa réputation » (3). Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir de la droite hindouiste, moins complexée, pour que le tabou soit levé.

En 1998, le parti nationaliste hindou, le Bharatiya Janata Party (BJP), remporte les élections nationales. Sous sa mandature a lieu la toute première visite ministérielle indienne en Israël, suivie d’un échange de visites de haut niveau ininterrompues. En 2003, Ariel Sharon est le premier Premier ministre israélien à fouler le sol indien. Il est reçu en grande pompe à New Delhi.

Pour la droite hindouiste qui rêve d’établir en Inde un État hindou, l’État hébreu, qui se veut « foyer national juif », est un modèle. Aux yeux des idéologues du mouvement hindouiste, il existe par ailleurs entre leurs deux pays une convergence idéologique fondée sur la perception d’une menace commune venue du monde musulman. Dans la décennie 2000, comme l’écrit Olivier Da Lage, « la montée du terrorisme d’inspiration islamiste accentue le sentiment des dirigeants indiens qu’ils ont le même ennemi qu’Israël ». Les années Modi verront ce ressentiment pénétrer jusqu’à la base hindouiste, sur fond de polarisation grandissante du pays entre hindous et musulmans.

Élu en 2014 à la tête du gouvernement, Narendra Modi écrit un nouveau chapitre dans les relations indo-israéliennes. En tant que ministre en chef de l’État du Gujarat, dans l’Inde de l’Ouest, il s’était déjà rendu en Israël en 2007. Modi n’a jamais caché son admiration pour ce pays qui a su se développer malgré un environnement hostile. Devenu Premier ministre, il se rend de nouveau en Israël, en 2017, cette fois en visite officielle, avant de recevoir l’année suivante son homologue israélien Benyamin Netanyahu à New Delhi. Manifestement, le courant passe entre les deux leaders, ce que la célèbre photo de leur promenade sur la plage en Israël, les pieds nus, illustre amplement.

Plus concrètement, ces visites ministérielles se sont traduites par le renforcement et la diversification des liens économiques entre les deux pays. La meilleure illustration en est sans doute la récente privatisation du port stratégique de Haïfa, situé sur le littoral de la mer Rouge, au profit de l’homme d’affaires indien Gautam Adani, milliardaire réputé très proche de Narendra Modi.

Accolade entre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son homologue indien Narendra Modi, le 15 janvier 2018 lors d'une conférence de presse commune donnée à New Delhi.

Accolade entre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son homologue indien Narendra Modi, le 15 janvier 2018 lors d’une conférence de presse commune donnée à New Delhi. AP

L’Inde a aussi bénéficié du rapprochement stratégique entre Israël et les Émirats arabes unis dans le cadre des accords d’Abraham. Elle se targue d’être devenue un acteur majeur au Moyen-Orient où elle participe au forum quadrilatéral dénommé I2U2, nom formé à partir des initiales des pays concernés : « I » pour l’Inde et Israël, « U » pour les USA (United States of America) et les UAE (United Arab Emirates).

Parallèlement à cet alignement de l’Inde sur les puissances économiques du Proche et du Moyen-Orient, on a vu sur le plan diplomatique le soutien indien pour la Palestine s’émousser, « devenir moins systématique », comme le précise le professeur Nicolas Blarel, rappelant que le rapprochement avec Israël n’a pas empêché New Delhi de voter, lors de l’Assemblée générale des Nations unies en 2017, la résolution condamnant la déclaration de Donald Trump reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël. À peu près à la même époque, l’administration indienne a discrètement supprimé, dans ses déclarations officielles, toute référence à Jérusalem-Est comme capitale du futur État hypothétique palestinien.

Équilibrisme 

En affirmant sa solidarité avec l’État d’Israël dès le lendemain des attaques du Hamas, le Premier ministre indien a rompu avec la politique de neutralité qui a longtemps caractérisé la diplomatie indienne au Moyen-Orient et reconnaît combien les liens de New Delhi avec Tel-Aviv sont « devenus vitaux pour ses intérêts stratégiques à long terme », écrit la politiste indo-américaine Manjari Chatterjee Miller.

Mais est-ce que cette position pro-israélienne est soutenable à long terme ? Telle est la question que se posent les analystes dans la presse sérieuse indienne. Ils pointent la dépendance exagérée de l’Inde à l’égard des pays du Golfe, s’agissant de ses besoins en énergie. Cette dépendance s’élève à plus de 50%. New Delhi se soucie aussi de la sécurité de sa diaspora forte de 9 millions d’âmes dans le Moyen-Orient. Les analystes pointent aussi l’ambition de l’Inde de Modi d’être le porte-voix du « Sud global ». Une ambition qui semble aujourd’hui pour le moins incompatible avec la position pro-israélienne de l’Inde, alors que monte dans le Sud la clameur sourde de l’opposition populaire à l’assaut meurtrier de l’État hébreu dans un Gaza abandonné par les grandes puissances..

La voie est étroite pour le Premier ministre indien qui veut affirmer les orientations pro-israéliennes qu’il a données à la diplomatie indienne au Moyen-Orient, mais ne peut le faire qu’en abjurant les relations historiques de son pays avec le peuple palestinien. Dans les circonstances actuelles, cette voie passe par l’appel à la désescalade du conflit en cours, comme le lui a rappelé la vétérane de la politique indienne, l’Italienne Sonia Gandhi, dans sa belle tribune   

 


  1. «  A war where humanity is on trial now », The Hindu, 30 octobre 2023
  2. The Evolution of India’s Israel Policy, par Nicolas Blarel. Oxford University Press, 2015 (non traduit)
  3. L’Inde, désir de puissance, par Olivier Da Lage. Éditions Armand Colin, 2017

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