[Le Devoir en Inde] Des soins médicaux sans préjugés pour les femmes trans de l’Inde

[Le Devoir en Inde] Des soins médicaux sans préjugés pour les femmes trans de l’Inde

Cette journée-là, c’était l’anniversaire de Honey. La jeune femme indienne, vêtue d’un kurta bleu royal — un vêtement traditionnel — soufflait ses 31 bougies. Son cadeau, elle se l’était offert quelques semaines plus tôt : après une vie à se sentir femme dans un corps d’homme, elle a enfin pu avoir son opération chirurgicale de confirmation de genre.

L’ambiance n’est toutefois pas à la fête. Honey habite dans une petite maison en piètre état dans un bidonville de la ville de Salem, dans l’État du Tamil Nadu. Même si cet État dans le sud-est de l’Inde est théoriquement le plus progressiste quant aux droits des personnes transgenres, elles demeurent extrêmement stigmatisées.

« Depuis mon jeune âge, j’étais attirée vers tout ce qui était féminin. Je voulais des cheveux longs, porter du maquillage et m’habiller comme les filles. Lorsque j’en ai parlé à ma famille, je me suis fait battre. On m’a dit que je devais arrêter d’en parler », raconte Honey, qui a aujourd’hui laissé pousser ses épais cheveux noirs, qu’elle porte en queue-de-cheval.

Après avoir fait leur coming out, les femmes transgenres sont presque automatiquement déshéritées par leur famille et exclues de la société. Comme Honey, elles rejoignent souvent un « jamaat », un système de cohabitation qui leur permet de vivre en communauté et de retrouver un semblant de famille. Ici, ces femmes sont devenues de véritables soeurs. Comme elles proviennent de régions différentes du pays, elles échangent en tamil — la langue locale —, en kannada et en hindi.

L’intérieur de la maison est sombre, même en plein jour. La pièce principale est vide, mis à part un vieux canapé en tissu. C’est le seul endroit où elles peuvent vivre, car aucun propriétaire n’accepte de leur louer un logement. À l’extérieur, les étroites maisons donnent sur des routes de terre battue.

En faisant leur coming out, elles renoncent aussi à leur profession. Sans possibilité d’emploi et donc de revenu, Honey et ses soeurs n’ont d’autre choix que de se tourner, à contrecoeur, vers le travail du sexe. Certaines d’entre elles auraient pourtant pu faire carrière dans leur domaine respectif, comme Poorvi qui détient un bac en histoire, Nayanika un bac en botanique ou Bindu, un bac en physique.

Outre la stigmatisation sociale à laquelle elles font face, les femmes de la communauté subissent régulièrement de la discrimination au sein du système de santé. Pour Honey, il n’est pas rare d’être la cible de moqueries lors de ses visites dans un établissement.

Même si elle est toujours parvenue à obtenir les soins dont elle avait besoin, elle a souvent dû affronter des regards et commentaires « réprobateurs » du personnel médical. « Si j’arrivais sur les lieux et qu’il y avait déjà des gens en attente, on me faisait sentir coupable d’être venue à un moment occupé de la journée ou on me disait de revenir plus tard », raconte-t-elle. Elle doute que la même chose ait été demandée aux autres patients.

Se sentir acceptée

Pour éviter qu’elles soient réprouvées quand elles ont besoin de soins, une solution s’offre désormais à elles. En juin, une ligne téléphonique d’assistance médicale a été mise sur pied pour la communauté LGBTQ+ de Salem. Le programme Call4Svasth, qui peut être traduit de l’hindi par « Appelle pour ta santé », est une nouvelle initiative pour leur assurer des soins et conseils sans préjugés, par téléphone.

En fin de journée, Nischal Anand et sa collègue Simran Singh ont parcouru les 200 kilomètres qui séparent Bangalore — la Silicon Valley de l’Inde — de la ville de Salem, en prévision de leur visite dans la communauté, le lendemain. Les deux sont coordonnateurs chez Swasti, une organisation à but non lucratif dont l’objectif est d’améliorer la santé et le bien-être des communautés marginalisées en Inde.

Leur but : établir des liens en personne avec la communauté pour leur présenter la nouvelle ligne d’assistance téléphonique. Le service est complètement gratuit — le projet est financé notamment par la philanthropie.

Pourquoi une ligne téléphonique et pas une application mobile ? Notamment parce que les membres des communautés marginalisées comme celle-ci n’utilisent pas vraiment de téléphone intelligent, explique Simran. La plupart ont de « vieux » cellulaires qui coûtent entre 2000 et 3000 roupies (entre 30 et 50 dollars canadiens) qui ne prennent pas en charge ces applications. « Le système de ligne téléphonique est le plus accessible pour eux. […] C’est déjà intégré dans leur vie quotidienne et cela ne requiert pas d’étapes supplémentaires pour accéder aux services », rapporte-t-elle.

À leur arrivée, elles semblent méfiantes et sceptiques. Assis à même le sol en sirotant du thé chaï, Nischal et Simran discutent avec les six femmes pendant plus d’une heure pour leur expliquer le fonctionnement.

Bindu est la première cobaye du groupe. Souffrant de démangeaisons, elle est désespérément à la recherche d’une crème pour soulager sa peau. Elle se met en retrait du groupe et compose le numéro. Après être passée à travers un premier triage, elle est finalement mise en contact avec une infirmière, avec qui elle discute de son historique médical. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, l’infirmière lui demande de lui faire parvenir des photos des irritations sur sa peau.

Il n’y a pas d’acceptation pour ces femmes transgenres.

Après discussion avec un médecin, elle obtient finalement sa prescription au bout d’une heure. « Les personnes au bout du fil étaient très gentilles. Je me suis sentie acceptée », dit-elle après l’appel.

« [Dans les établissements de santé], il n’y a pas d’acceptation pour ces femmes transgenres. Elles se sentent aliénées et exclues. À force de se faire traiter et regarder différemment, ça a aussi des impacts psychologiques », déplore Nischal, après avoir longuement parlé avec certaines d’entre elles.

Suivis postopératoires

La ligne téléphonique leur permettra aussi de poser toutes leurs questions sur leurs traitements hormonaux, les opérations chirurgicales de confirmation de genre, les suivis et les complications. Jusqu’ici, les membres de la communauté comptaient généralement sur le bouche-à-oreille pour s’informer sur les enjeux postopératoires.

« Après la chirurgie [de confirmation de genre], elles vivent beaucoup de problèmes de santé. Cela implique des changements physiques, de la gastrite, des brûlures d’estomac, des nausées… Elles n’ont pas d’appui après l’opération », résume Nischal. Plusieurs femmes ont aussi tenté de soigner elles-mêmes des infections urinaires après leur opération, faute de suivi.

L’Inde étant aux prises avec une pénurie de médecins, le projet Call4Svasth fait notamment affaire avec des docteurs qui ne pratiquent pas dans les hôpitaux, comme les femmes de militaires appelées à voyager fréquemment. L’équipe songe également à recruter des médecins à la retraite.

Si la ligne d’assistance permet un premier contact sans jugement pour les communautés, elle reste limitée, admet Nischal, le coordonnateur du programme chez Swasti. Comme seuls les services de soins primaires y sont disponibles, les membres de la communauté doivent toujours se rendre dans un établissement pour consulter un spécialiste. Mais pour plusieurs femmes qui craignent les visites médicales, la nouvelle ligne d’assistance permet d’éviter de mauvaises expériences.

Lorsque Le Devoir quitte les lieux, Honey et ses soeurs sont tout sourire. Elles sont beaucoup plus en confiance qu’au début de la rencontre. Malgré la barrière de la langue, elles insistent pour faire passer leur message par l’intermédiaire de Nischal : « Elles n’ont pas souvent l’occasion de parler avec des gens de l’extérieur. Elles sont très reconnaissantes que des gens venus d’aussi loin s’intéressent à leur réalité. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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