Biogaran en Inde, un problème d’éthique dans le monde du médicament ?

Biogaran en Inde, un problème d’éthique dans le monde du médicament ?

Après le « made in Bangladesh » dans les rayons de prêt-à-porter, bientôt le « made in India » en pharmacie ? La possible vente du leader du générique français Biogaran à Torrent Pharmaceuticals ou Aurobindo Pharma, deux groupes indiens, ouvre grand la porte à cette éventualité. Aujourd’hui, le groupe n’est présent que sur le marché français, et 50 % de sa production se situe sur le territoire national, comme le rappelle Capital. Un camouflet pour Emmanuel Macron, qui annonçait il y a quelques mois un plan de relocalisation de l’industrie pharmaceutique.

A l’heure où les enjeux éthiques gagnent du terrain dans l’industrie de la mode et de l’agroalimentaire, avec une sensibilité plus forte aux circuits courts, Biogaran peut-il aller à rebours de ce mouvement ? Pour Clémence Marque, pharmacienne et conférencière diplômée d’HEC, ce modèle n’est pas tout à fait applicable : « Biogaran n’a pas d’usines en propre, ils n’ont que des contrats avec des sous-traitants. Si le groupe qui les rachète possède ses usines en Inde, ça sera facile pour eux, ils ne feront que changer de fournisseurs. »

Un « danger de dépendre de pays extra-européens »

Ce modèle de sous-traitance de l’industrie pharmaceutique est, selon elle, la source du problème. « C’est la mondialisation à l’œuvre au final », observe-t-elle. Un constat dans lequel Bernard Bégaud, professeur émérite en pharmacologie médicale à l’université de Bordeaux, voit surtout un problème de souveraineté. « Les Etats membres de l’UE ne prennent pas la mesure du danger qu’il y a à dépendre de pays extra-européens pour la production de médicaments essentiels », gronde-t-il. Traitements anticancéreux, médicaments contre le diabète ou les problèmes cardiovasculaires… « On dépend à 80 % de pays hors d’Europe, dans un contexte géopolitique tendu. On a vu le chantage de Vladimir Poutine avec le gaz ou les céréales, imaginez avec les médicaments… »

Entre une Chine qui « pourrait prioriser sa population qui a de plus en plus accès aux soins et se trouve déjà face à des ruptures » et l’Inde qui s’est rapprochée de la Russie, voir partir nos médicaments en Asie a un sacré goût de risque. D’autant plus avec le conflit en Israël qui se régionalise ; au-delà de la pollution générée par le transport de génériques aujourd’hui produits en France, l’insécurité grandissante en mer Rouge pourrait mettre en péril l’approvisionnement. « Ce n’est pas de la théorie, en 2019, il y a eu six mois de rupture d’un des deux médicaments majeurs pour les troubles bipolaires, ça a déstabilisé les traitements », insiste Bernard Bégaud.

« Quand vous réprimez le coût de l’humain, forcément c’est moins cher »

Le problème, c’est que les façonneurs français peuvent difficilement rivaliser avec les usines chinoises et indiennes. « Il y a une concurrence déloyale, au même titre que pour les agriculteurs. Les conditions de production au niveau social et environnemental ne correspondent pas aux normes européennes », dénonce Clémence Marque. Au-delà des salaires, « c’est surtout sur les conditions de travail et la protection sociale » que ça pêche, pointe Bernard Bégaud. « Quand vous réprimez le coût de l’humain, qu’il n’y a pas de 35 heures, de cotisations à l’Assurance maladie, forcément c’est moins cher », ajoute-t-il, soulignant les « problèmes d’accidents du travail » récurrents en Inde.

On pourrait objecter que, en 2023, Biogaran pouvait se targuer d’une croissance de 8,8 %, et n’a donc pas franchement besoin d’aller produire ses médicaments ailleurs. Mais une bonne partie des produits présente une marge négative. « Il y a quelque chose d’authentiquement scandaleux sur les prix des médicaments en France, c’est que d’un côté vous avez des traitements issus des nouvelles technologies à des prix de fou, et de l’autre 90 % des médicaments essentiels valent des clopinettes », met en garde Bernard Bégaud. Tout part d’un « accord tacite » entre l’Etat et l’industrie pharmaceutique, raconte-t-il : « on favorise l’innovation, mais vous ne ferez plus de profits sur les médicaments anciens. » L’Etat a cependant progressivement rogné sur l’argent qu’il mettait encore dans ces médicaments, si bien qu’ils deviennent « infabricables » chez nous, pour celui qui alertait déjà dans son livre La France malade du médicament.

Le médicament éthique n’est pas entre les mains du patient

Enfin, les deux experts interrogés par 20 Minutes se montrent rassurants sur le plan de la qualité des médicaments. « Il y a tout un process, des normes sur les doses, la granularité… », précise Bernard Bégaud. Pour les produits destinés au marché français, « il y a des contrôles sous la tutelle de l’ANSM, y compris dans les usines chinoises ».

Entre risque géopolitique, pollution et conditions de travail des fabricants, on serait tout de même largement tenté de vouloir se soigner « éthique ». Mais « au niveau du patient, on n’a pas vraiment le choix », rappelle Clémence Marque. Même les pharmaciens commandent « à partir d’un catalogue et ne peuvent pas demander où est produit tel ou tel médicament ». Pour la pharmacienne, la question éthique se situe surtout « au niveau des politiques publiques ou des achats des hôpitaux ». Pas besoin de culpabiliser en achetant votre boîte de Doxylamine autant que lorsque vous craquez sur Shein, donc.

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