Ghassan Salamé : « Je pense que la Libye va mieux que ses voisins »


Ghassan Salamé : « Je pense que la Libye va mieux que ses voisins »

Ghassan Salamé (2/2) – Enseignant et ministre dans son pays, le Liban, de 2000 à 2003, Ghassan Salamé a aussi été, entre 2003 et 2006, conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU. Il mène ensuite, toujours pour les Nations unies, une mission sur la situation des Rohingyas apatrides en Birmanie et vient tout juste de remettre son rapport sur le sujet quand, en 2017, on lui confie ce qui s’apparente à l’un des postes les plus compliqués au monde : tenter de réconcilier les différentes factions qui se disputent la Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi, et parvenir enfin à organiser des élections dans le pays.

Un poste qu’il occupe jusqu’à ce que sa santé l’amène à renoncer à sa mission, en 2020. Dans la seconde partie de cet entretien, il revient sur cette expérience libyenne, les résultats obtenus et la situation actuelle du pays, où lui a succédé l’ancien ministre sénégalais Abdoulaye Bathily.


la suite après cette publicité


Jeune Afrique : Alors que la situation s’embrase au Proche-Orient, la situation n’est pas beaucoup plus stable en Libye. Que retirez-vous de votre expérience dans ce pays ?

Ghassan Salamé : Au risque de vous surprendre, je suis sorti de Libye très heureux. C’est un pays qui va bien, comparé à l’état dans lequel je l’ai trouvé, bien mieux qu’on ne le dit et certainement mieux que la Tunisie et l’Égypte, ses voisines, et j’espère que ça va durer. Nous sommes parvenus à résoudre deux des grands problèmes qui se posaient : premièrement, assurer l’écoulement régulier de la production pétrolière et faire en sorte que la Libye confirme sa position de grand producteur d’énergie peu chère et de bonne qualité. C’est essentiel pour le régime pionnier du revenu minimum universel (Universal Basic Income, UBI), établi par Kadhafi et qui assure sans contrepartie à presque tout individu un poste de fonctionnaire d’État à ses 18 ans. Cela représente les deux tiers du budget national et, depuis trois ans que le pétrole coule régulièrement, cette rente est redistribuée au quidam ; et il faut que le pétrole continue de couler pour assurer aux Libyens une vie décente.

Si les élections amènent les Libyens à se diviser à nouveau, nous n’en avons pas besoin.

Reste le dernier tiers du budget, pour lequel les différents groupes – notamment ceux de messieurs Dbeibah à l’Ouest et Haftar à l’Est – s’entendent très bien, plus qu’ils ne se bagarrent pour son partage. La deuxième chose dont les Libyens ont besoin est le cessez-le-feu. Nous y sommes parvenus après le sommet de Berlin [le 19 janvier 2020, NDLR] et l’établissement de la Commission 5+5, qui rassemble cinq officiers de chaque bord et qui continue de se réunir régulièrement : le cessez-le-feu est maintenu, les routes sont ouvertes entre l’Est et l’Ouest. Je peux donc affirmer que les conditions d’une vie civile convenable sont restaurées dans une certaine mesure, et j’ai quitté la Libye heureux d’avoir pu réaliser cela. Il y a certes des escarmouches à droite et à gauche, un Libanais est habitué à ça, mais le cessez-le-feu tient.

Il y a toute de même cette question des élections, dont l’organisation est sans cesse repoussée…


la suite après cette publicité


On s’en fiche ! Quelle importance, tant que le pays fonctionne ?

Le statu quo serait donc souhaitable ?


la suite après cette publicité


Pourquoi pas ? Si les élections amènent les Libyens à se diviser à nouveau, nous n’en avons pas besoin.

Faut-il alors aller vers un fédéralisme de fait ?

Peut-être ! Vous savez, les arrangements politiques ne sont pas ce qui inquiète le Libyen moyen, ils inquiètent l’élite politique et les chancelleries occidentales, qui voudraient que leurs hommes soient aux affaires pour y faire les leurs. Un problème de ce pays est que les Européens s’intéressent à la Libye mais se fichent des Libyens, et mon problème était que je m’intéressais aux Libyens et non à la Libye, où je n’ai aucun intérêt. Mais des parties extérieures voudraient bien qu’il y ait un pouvoir unique, et qui leur soit favorable, mais il y a un rapport de force durable et aucune force extérieure ne peut imposer son homme. Les tentatives de le faire peuvent être coûteuses et je souhaite qu’elles n’aient pas lieu.

Avec le recul, quel a été le poids du facteur libyen dans la déstabilisation du Sahel depuis 2012-2013 ?

J’entendais toujours dire par les chefs du Sahel d’avant les coups d’État – que ce soit Issoufou, Bazoum, Keïta au Mali et le président de la commission de l’Union africaine, Moussa Faki – que la Libye avait eu un effet délétère sur le reste du Sahel. Oui, par certains aspects. Par le fait que des armes sont arrivées de Libye, où Kadhafi avait amassé 20 millions d’armes qui ont pu être en partie vendues à des groupes du Sahel. Oui, parce que les miettes qu’accordait Kadhafi à tel et tel chef d’État subsaharien se sont taries. Oui aussi parce que les frontières de la Libye ne sont plus gardées, donc il y a des escarmouches entre Tchadiens qui ont lieu sur le territoire libyen. C’est vrai. Sans doute d’ailleurs Kadhafi aurait-il aidé Bazoum, qui est d’ailleurs né en Libye, à Sebha, à rester au pouvoir.

Mais je crois que les pays du Sahel exagèrent les effets de la Libye sur leur stabilité. Je crois qu’ils ont eu des problèmes structurels. Ce dont ils auraient eu besoin, c’est que Kadhafi soit à leurs côtés dans la lutte contre les jihadistes ; et il se serait engagé contre eux, ayant été lui-même très dur avec les jihadistes dans son pays. C’est cela qu’il manque aux pays du Sahel, mais ceux-ci ne peuvent pas rester figés dans leur nostalgie encore douze ans plus tard et doivent s’organiser eux-mêmes.

Justement, quel regard portez-vous sur la manière dont ils s’organisent en ce moment ?

C’est inégal d’un pays à l’autre. J’ai connu et bien apprécié Mohamed Bazoum, un homme sage et raisonnable, et je regrette vraiment qu’il ait été renversé. Je ne crois pas que les régimes militaires étaient vraiment nécessaires, et je ne crois pas un militaire quand il assure qu’il va ré-instituer le pouvoir civil. Je n’ai vu qu’un militaire qui se soit comporté ainsi : le général soudanais Souar al-Dahab [en 1986, NDLR], qui a donné 18 mois à son coup d’État et est retourné chez lui au dix-neuvième mois ; mais je ne connais pas d’autre cas de ce genre.

La présence du groupe Wagner n’y aidera pas…

Je pense que le groupe Wagner est une « aspirine » utile, dans le sens où ce n’est pas le remède contre les jihadistes, mais où ça peut aider dans certains cas. Un remède qui est toutefois très coûteux pour la souveraineté nationale et les ressources en matières premières de ces pays-là, et ce substitut à l’établissement de l’autorité nationale ne peut être qu’éphémère. On voit que le groupe russe n’a pas servi à grand-chose à Haftar en Libye, il l’a aidé à partir à la conquête de Tripoli, mais Tripoli n’a pas été conquise.

Difficile de conclure ce tour d’horizon international sans évoquer la grande puissance dominante… Vingt ans après avoir publié Quand l’Amérique refait le monde, quel est votre diagnostic sur l’état de l’empire américain ?

Il reste, de loin, la puissance militaire la plus importante au monde, avec un budget équivalent à ceux cumulés des douze États qui lui succèdent dans le classement. Son PNB constitue le quart du PNB mondial, ce qu’il était il y a trente ans, donc il maintient sa position, contrairement aux États d’Europe, qui chutent en général d’un rang par an dans le hit-parade mondial. Son PNB per capita n’est pas le plus élevé, mais il représente facilement le quadruple ou le quintuple de celui des Chinois. Donc, sur le papier, avec les moyens actuels de puissance, par rapport à 2005, je dirais que la puissance américaine reste intacte.

Mais il y a des dysfonctionnements : en fin de compte, les Américains ont perdu la guerre en Irak, où les Iraniens sont aujourd’hui maîtres du jeu, ils ont perdu la guerre en Afghanistan contre les talibans et ils ont irrité une bonne partie du monde musulman avec leur position sur la Palestine. Ils répètent qu’ils veulent pivoter vers l’Asie, mais la crise qui s’aggrave au Proche-Orient les y retient, qu’ils veulent quitter l’Europe mais l’Ukraine les y empêtre, donc ils n’arrivent pas à appliquer leur stratégie : on peut être plus fort que Samson lui-même, mais si l’on n’arrive pas à appliquer sa propre stratégie, à quoi bon ?

Donc la principale impuissance américaine se voit dans son incapacité à diriger sa force là où elle croit qu’elle est essentielle. Ce n’est pas l’existence de cette force – que nul ne serait assez bête pour nier – qui est en jeu, mais le fait qu’elle ne puisse l’appliquer là où bon semble à Washington, là où se trouvent ses rivaux stratégiques désignés. C’est le grand problème de l’Amérique, que tous ces minus ne cessent d’embêter et qui se retrouve saucissonnée comme Gulliver chez les Lilliputiens.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Cet article est apparu en premier sur https://www.jeuneafrique.com/1527110/politique/ghassan-salame-je-pense-que-la-libye-va-mieux-que-ses-voisins/


.