Le Pen et la torture: une autre histoire de l’Algérie

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Le Pen et la torture: une autre histoire de l’Algérie

Le 28 décembre 1956, le 1er régiment étranger de parachutistes débarque au camp militaire de Zéralda, à l’ouest d’Alger. Dans ses rangs: le lieutenant Jean-Marie Le Pen, 29 ans, député poujadiste et engagé volontaire. Jusqu’au 31 mars 1957, le jeune homme participe à une opération militaro-policière visant à éradiquer le nationalisme algérien. A-t-il pratiqué la torture? Fabrice Riceputi en est convaincu. Dans son dernier ouvrage (1), l’historien retrace pas à pas le parcours en Algérie du futur cofondateur du Front national. Et met au jour une facette occultée de ce passé qui ne passe pas.

Pourquoi revenir aujourd’hui sur des faits aussi anciens?

Pour les gens de ma génération, qui ont lu les enquêtes publiées dans la presse depuis les années quatre-vingt, l’affaire était entendue: il était certain que Le Pen avait pratiqué la torture. Mais en mars 2022, j’ai entendu sur France Inter une série documentaire – par ailleurs excellente – où l’on prétendait que le cofondateur du Front national n’avait « sans doute pas torturé ». J’ai été abasourdi! Et j’ai réalisé que, depuis la dernière enquête publiée par le journal Le Monde en 2002, le FN s’était normalisé. On effaçait petit à petit la réalité historique. J’ai estimé utile de rassembler tous les éléments du dossier, ce qui n’avait jamais été fait. J’avais une certaine légitimité historique pour cela.

Vous montrez que les versions de Le Pen lui-même, sur les actes commis, varient selon les époques. Pourquoi?

En 1957, Jean-Marie Le Pen est député. Au Palais-Bourbon, il fait l’apologie de la torture – mais sans affirmer l’avoir pratiquée lui-même. En 1962, l’amnistie est décrétée. Le Pen affirme alors, dans le journal Combat, qu’il a lui-même torturé en Algérie. Puis, presque aussitôt, il tente de relativiser ses propos en évoquant des « interrogatoires sous la contrainte ».

Tout change au début des années quatre-vingt?

Oui. C’est le début de l’ascension du leader frontiste. Lorsqu’il se présente aux élections européennes, la presse exhume ce dossier. Furieux, Le Pen attaque systématiquement en diffamation tous ceux qui rappellent son passé – tout en maintenant une certaine ambiguïté, car il ne veut pas fâcher les anciens parachutistes, défenseurs de l’Algérie française et anciens membres de l’OAS (2) qui constituent alors le socle de son électorat. Il gagne certains de ces procès, puis les perd de façon définitive à la fin des années quatre-vingt-dix. Sur le fond, il n’a jamais manifesté le moindre remords, contrairement au général Massu (3) par exemple. Il a instrumentalisé cette affaire pour servir ses ambitions politiques. Il a surtout profité de l’amnistie, car il savait que les faits ne seraient jamais jugés sur le fond!

Que répondez-vous à ceux qui prétendent que la torture était alors le seul moyen d’éviter des attentats meurtriers?

C’est le noyau dur de la propagande des partisans de la torture, reprise plus récemment aux États-Unis pour légitimer Guantánamo. Ce scénario, dit de la « bombe à retardement », est une fable! Personne, jamais, n’a pu citer un seul exemple d’acte de torture ayant permis de désamorcer une bombe. Quant à l’efficacité policière de cette méthode, elle est dérisoire: très souvent, le torturé dit ce qu’on veut qu’il dise. La torture était utilisée en 1957 comme une arme de terreur. À travers le torturé, on sème la peur… en même temps qu’un esprit de révolte – comme l’histoire de la guerre d’Algérie l’a clairement démontré. On perd sur toute la ligne.

Vous rappelez que les membres de l’OAS ont été réhabilités en 1982 par… François Mitterrand. À vos yeux, le Président socialiste était-il complice de ceux que vous qualifiez de « criminels »?

Complice, je n’irai pas jusque-là. Il était simplement dans une démarche électoraliste: il avait fait cette promesse de campagne et il l’a tenue. Les membres de l’OAS sont responsables, à Alger et Oran, du déroulement catastrophique des derniers mois de la guerre. Ils ont rendu les choses irrémédiables.

Vous avez le sentiment que cette facette de la guerre d’Algérie reste dans l’ombre?

[Il soupire] Ce qui est très déconcertant, pour un historien, c’est l’impression de remplir le tonneau des Danaïdes… Dans la politique mémorielle de Macron, la torture est quasiment occultée. On veut apaiser l’histoire en évacuant les crimes commis, dont la torture n’est qu’un symbole.

Quel genre de crimes?

En Algérie, l’armée française a commis des crimes contre l’humanité. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute! On pourrait citer le très grand nombre de massacres perpétrés en représailles dans les villages, l’utilisation massive du napalm, les centaines de milliers de paysans parqués dans des camps. Tout cela est parfaitement connu et documenté.

La torture, selon vous, c’est un point de détail du lepénisme?

La défense de l’Algérie française a permis à des gens frappés du sceau de l’infamie après la Seconde Guerre mondiale de se refaire une santé politique. Surtout, on trouve là les racines d’un nouvel imaginaire qui suggère que l’on poursuit en France la guerre perdue contre les Arabes en Algérie. La diabolisation de l’islam et des musulmans vient de là. En cela, le lepénisme est un rejeton idéologique et politique du colonialisme, au moins autant que de la Collaboration.

À vos yeux, le Rassemblement national actuel est comptable de ce passé?

Bien sûr. Il en est l’héritier, plutôt fier de son héritage. Marine Le Pen n’a-t-elle pas dit, à maintes reprises, qu’elle assume tout l’héritage du Front national?

Pour être juste, il faut préciser que tous les partis politiques de l’époque ont couvert les événements d’Algérie. Aucun n’a fait l’inventaire de ce passé.

La « repentance » est une solution à vos yeux?

Moi qui suis en relation avec les familles des disparus de cette époque, je peux affirmer ceci: ils n’attendent aucune repentance, seulement que la France reconnaisse la véracité des faits. Et qu’on arrête avec cette théorie fumeuse des « torts partagés »! Le FLN a commis des violences, c’est indéniable, mais celles commises par la France sont incomparablement plus nombreuses et plus massives! Et elles ont été commises au nom d’un État qui voulait empêcher un peuple d’accéder à son indépendance.

La famille Le Pen a-t-elle réagi à votre livre?

Non. Et je doute qu’elle le fasse. Ses membres ne sont pas stupides au point d’attaquer en diffamation: les derniers jugements rendus sont sans appel! Je revendique avoir réalisé un travail d’historien, pas un pamphlet.

1. Le Pen et la torture, par Fabrice Riceputi, éditions « Le Passager clandestin », 144 pages, 17 euros.

2. L’Organisation de l’armée secrète (OAS) est une organisation clandestine d’extrême droite créée le 11 février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie par tous les moyens, y compris le terrorisme à grande échelle.

3. Compagnon de la Libération, Jacques Massu est mort le 26 octobre 2002. Son nom reste attaché à la torture en Algérie. À la fin de sa vie, ce chrétien avait exprimé ses regrets.

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