En Algérie, l’irréalisable film sur l’émir Abdelkader

En Algérie, l’irréalisable film sur l’émir Abdelkader

Lancé en 2007 par l’Algérie, le projet d’une superproduction –prise en charge par l’État– sur la vie de l’émir Abdelkader, héros de la résistance algérienne du XIXe siècle, risque de ne jamais voir le jour. À force de chercher à s’offrir un incomparable chef-d’œuvre, avec les meilleurs cinéastes et les meilleurs scénaristes, qui puisse le mieux immortaliser la vie de ce père fondateur de la nation, les décideurs successifs se retrouvent à tourner en rond.

Après une première expérience qui a tourné à la gabegie, puisqu’elle aurait coûté à l’État algérien la bagatelle de 75 millions de dollars selon certains médias, on est revenu à la case départ, avec un nouveau plan, mais sans aucune perspective.

Ainsi, pour donner une impression de mouvement, les autorités, représentées par le ministère de la Culture, ont décidé de changer la composition de l’institution chargée de superviser la réalisation du film, nommée «Al Djazaïri pour la production, la distribution et l’exploitation du film sur l’Émir Abdelkader» et mise en place en 2021. Un établissement pléthorique, dont la plupart des membres n’ont rien à voir avec le cinéma et représentent des départements aussi divers que ceux des finances, de l’industrie, de la culture ou des moudjahidines (anciens combattants). Un seul siège est, néanmoins, occupé par un cinéaste.

Silence, on détourne!

Cet organisme avait été créé sur ordre du président Abdelmadjid Tebboune et mis, au départ, sous la tutelle du Premier ministre avant d’être placé sous la responsabilité du ministère de la Culture et des Arts. Ce dernier tente depuis quelques mois de remobiliser le milieu du cinéma autour du projet, mais la machine peine à démarrer. La peur d’un nouvel échec semble tétaniser tout le monde.

Le tournage du film avait été initialement prévu en 2013. Une équipe hollywoodienne avait été choisie, avec Charles Burnett comme réalisateur et Oliver Stone comme producteur exécutif. Un contrat de 17,5 millions de dollars avait été signé avec une société de production américaine, Libre Studio, que dirigeait le Français Philippe Diaz. Mais celle-ci s’est dérobée et le projet fut arrêté.

L’enquête a révélé que plus de la moitié du budget avait déjà été consommé dans l’achat d’accessoires et de costumes, ainsi que dans l’importation de chevaux depuis la France et dans le paiement des salaires, y compris de techniciens étrangers. La ministre de la Culture de l’époque, la pasionaria Khalida Toumi, en a payé chèrement le prix, puisqu’elle a été, en 2021, condamnée à une peine de prison pour, entre autres inculpations, «dilapidation de l’argent public» et «octroi d’indus avantages à autrui», pendant l’exercice de ses fonctions entre 2002 et 2014.

D’autres réalisateurs de renom avaient été approchés pour reprendre en main le projet, à l’image du Britannique Ridley Scott, à qui l’on doit 1492: Christophe Colomb (1992) ou Gladiator (2000), du Syrien Moustapha Akkad, réalisateur du film culte sur la vie du prophète Mohamed Le Messager (1976), et des Algériens Mohammed-Lakhdar Hamina, Palme d’or à Cannes pour Chronique des années de braise (1975), Benamar Bakhti, le réalisateur de L’épopée de Cheikh Bouamama (1982), et enfin du Franco-algérien Rachid Bouchareb, auteur de Cheb (1991).

En matière de scénario, le choix s’était arrêté sur un texte de l’anthropologue algérien Zaïm Khenchelaoui et du scénariste, réalisateur et producteur français Philippe Diaz, auteur de La fin de la pauvreté? (2008) et de Nouvel ordre mondial (2008). Voyant grand, les concepteurs du film avaient prévu deux versions: l’une en français et en arabe, l’autre en anglais.

«Un mélange de médiocrité et de paresse»

Ce regain d’intérêt, en Algérie, pour le cinéma (et la fiction en général), après une longue léthargie, s’illustre par la profusion de feuilletons et de sitcoms produits et projetés pendant ce mois de ramadan, période où l’audimat, comme c’est la tradition dans tous les pays arabes, explose. Imitant souvent les séries égyptiennes, dans leur style rénové, ce sursaut répond notamment à l’appel du chef de l’État, qui avait plusieurs fois incité les professionnels du secteur à booster la production cinématographique et télévisuelle, et à ne plus se priver de s’inspirer des expériences des pays de la région.

Cela dit, selon la critique, peu de feuilletons ou de sitcoms ont le mérite d’être cités. El Rihane (Le Pari), psychodrame algéro-égyptien diffusé dans plusieurs pays arabes et soulevant la problématique de la justice dans un environnement dominé par la corruption, fait partie de ces productions qui sortent du lot.

Interrogé par Slate, Abdelkrim Chegrouche, écrivain et scénariste, dresse un constat sévère et sans appel: «Nombre de séries programmées cette année par les chaînes de télévision sont un excellent mélange de médiocrité et de paresse. L’image qui y est véhiculée est celle d’un peuple fruste et arriéré.»

Ce cinéaste considère que «les programmes [actuels] sont dépourvus de tout contenu créatif, et produits uniquement pour remplir le volume horaire de diffusion». En plus des scénarios pauvres, des performances médiocres des acteurs et actrices, et des dialogues mauvais, on relève selon lui beaucoup de fautes techniques ou de mise en scène.

Un cinéma sous tutelle

Accompagnant ces balbutiements, le gouvernement algérien a autorisé la projection du film Ben M’hidi, une biographie du héros de la guerre de libération exécuté en 1957, interdit depuis six ans. Il a été projeté en avant-première le 4 mars, en présence de la ministre de la Culture, Soraya Mouloudji, et de son réalisateur, Bachir Derrais, longtemps porté sur la liste des proscrits car accusé de véhiculer une lecture «déviée» de l’histoire de la révolution à travers le scénario de son film.

Celui-ci évoque, sans complexe, les rivalités entre chefs de la révolution. D’aucuns à Alger s’interrogent sur les dessous de ce retournement de situation: comment le film a-t-il pu être autorisé dans sa version initiale, à laquelle le ministère des Moudjahidine s’était farouchement opposé? Le gouvernement l’a-t-il fait seulement pour valider ou justifier le budget mirobolant (6 millions d’euros) déboursé dans ce projet?

Le problème du financement est posé avec acuité. Pour Abdelkrim Chegrouche, seule la création d’un organisme de financement unique et indépendant des deux ministères de tutelle (la Culture et les Moudjahidine) serait susceptible d’assurer l’essor du cinéma algérien.

Cela dit, à l’heure où tout le monde, en Algérie, semblait se réjouir de cette résurrection du cinéma, et au lendemain même de la projection de Ben M’hidi, le Parlement a voté une loi en porte-à-faux avec cet élan. Loué par la ministre de la Culture et la presse gouvernementale, ce texte contient des mesures incitatives. Il supprime notamment l’obligation d’obtenir des autorisations en rapport avec le tournage et pousse à la création d’instituts de formation des métiers cinématographiques. Mais, dans le même temps, la loi menace de prison ceux qui porteraient atteinte aux «valeurs nationales et au référent religieux». Une sorte d’épée de Damoclès qui restera suspendue au-dessus de tous les cinéastes.

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