Quand l’Égypte (ré)affirme sa puissance militaire dans la région , Jeune Afrique


Quand l’Égypte (ré)affirme sa puissance militaire dans la région

C’est le 21 janvier 2024 que le président égyptien récemment réélu accueillait son homologue somalien, le président Hassan Cheikh Mohamoud, au palais Al-Ittihadiya, au Caire. L’occasion pour Abdel Fattah al-Sissi d’affirmer son soutien ferme et franc à la Somalie, tout en s’opposant à l’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland, qui doit offrir à la première un accès à la mer Rouge par le port de Berbera. La position égyptienne n’est pas réellement surprenante, le pays étant lui-même en conflit avec Addis Abeba autour du dossier du grand barrage de la Renaissance, sur le Nil. Plus largement, ces déclarations ont aussi permis de rappeler que Le Caire entend garder un œil sur ce qui se passe dans les pays qui l’entourent. Une volonté qui ne date pas d’hier.

On pense d’abord au XIXe siècle. Entre l’épisode napoléonien et le protectorat anglais, la période est riche en rebondissements. L’Égypte, en 1801, vit au rythme de la modernisation et des réformes. Les projets pharaoniques se succèdent à un rythme démentiel. D’aucuns songent au canal de Suez, point d’orgue de ce chamboulement sociétal, mais ce chantier n’est pas le seul. Les transformations vont également jouer sur la géopolitique. Et, à l’époque, l’Éthiopie va en faire les frais.


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L’épisode remonte précisément à 1875. Le khédive (ou vice-roi) d’Égypte, Ismaïl Pacha, est alors en difficulté financière. Le creusement du canal de Suez, gouffre financier pour le pays, ne tient pas ses promesses en termes d’entrée de dividendes. Les levées de fonds auprès des banques européennes ne semblent pas être une solution pérenne. Aussi Ismail Pacha, ayant déjà un pied au Soudan, convoite-t-il de plus en plus ouvertement l’Éthiopie. Ce qui fait écho aux débuts de l’aventure coloniale égyptienne chez son voisin méridional, menée dans les années 1820.

À l’époque, c’est le vice-roi Mehmet Ali (ou Muhammad Ali) qui est à la manœuvre. Il lance son armée à l’assaut du Soudan, justifiant sa décision par trois arguments. Le premier : il faut en finir une fois pour toutes avec les Mamelouks, cette dynastie turque ayant régné en Égypte de 1250 à 1517 et qui continue à influencer la politique égyptienne au XIXe siècle. Mehmet Ali en a passé un certain nombre au fil de l’épée en 1811, mais certains ont trouvé refuge au Soudan. Deuxième argument : le sous-sol soudanais est réputé pour ses richesses en matières précieuses (or, diamant et émeraude), mais également en charbon, vital pour une économie égyptienne se modernisant à toute biture. Enfin, Mehmet Ali espère enrôler une soldatesque noire, tenue pour très valeureuse au combat. Une décennie plus tard, Khartoum, la future capitale, est fondée.

Offensive sur l’Éthiopie

À la disparition de Mehmet Ali, son successeur, Ismaïl Pacha, continue son œuvre. Il compte même aller plus loin, tournant maintenant son regard vers l’Éthiopie. Les Égyptiens mettent d’abord la main sur les ports de Zayla et Berbera, sur la côte des Somalis. Objectif : s’assurer une mainmise plus aisée sur le pays, alors dirigé par le négus Jean IV depuis le Soudan. Trois offensives bien coordonnées sont lancées en octobre 1875, avec à la tête des armées égyptiennes deux officiers européens, l’un danois, l’autre suisse. Le colonel Soren Arendrup, à la tête d’une troupe de 2 500 hommes, débarque dans la ville portuaire de Massawa (aujourd’hui en Érythrée). Simultanément, le gouverneur Werner Munzinger part de Tadjourah (Djibouti) pour avancer vers l’intérieur des terres. Enfin, un troisième contingent est mené par Arakil Bey Nubar.

Les premières offensives se soldent par des victoires, mais en réalité les événements ne se déroulent pas exactement comme l’avaient imaginé les Égyptiens. Un mois après le début des hostilités, Munzinger tombe dans un guet-apens. Puis surviennent les deux batailles de Gunder et de Gura. La première se déroule le 16 novembre. Les Abyssins, bien que mal équipés, manœuvrent habilement et auront rapidement raison des Égyptiens. Défaite amère pour le khédive, qui jure de se venger.


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En mars 1876, on rejoue la partie. Pour mettre toutes les chances de leur côté, les Égyptiens dépêchent un corps expéditionnaire de 12 000 hommes. Contre toute attente, le même scénario catastrophe se répète pourtant pour Ismaïl Pacha : ses troupes sont défaites et son propre fils, Hassan Pacha, est capturé, et 6 000 soldats avec lui. Après la défaite, l’humiliation. Le négus exige une rançon gigantesque pour la libération des prisonniers. Ainsi se termine, dans l’opprobre la plus complète, l’intervention égyptienne en Éthiopie.

Un échec d’autant plus honteux que la conquête du Soudan, qui remonte au début du XIXe siècle et avait été menée par Mehmet Ali, le grand-père d’Ismaïl Pacha, s’était déroulée sans accroc. L’histoire, cette fois, remonte à 1811. À l’époque, et depuis la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle lecture radicale de l’islam, celle d’Ibn Wahab, fait se lever des foules dans la péninsule arabique. La famille des Ibn Saoud va se rallier aux wahhabites, ce que ni la Sublime Porte ni Le Caire ne voient d’un bon œil. Aussi le vice-roi décide-t-il de mettre sur pied un corps expéditionnaire, avec à sa tête son propre fils, Ibrahim Pacha.


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En guerre contre les Saoud

« La campagne commence en 1811. Les troupes égyptiennes prennent pied à Yanbu’, la porte d’entrée maritime de l’Arabie, à partir de Suez. Un an plus tard elles sont à Médine. La Mecque tombe en 1813. Mais les wahhabites, réfugiés dans l’arrière-pays, résistent. […] Le roi Saoud meurt en 1814 d’urémie. Son fils Abdallah lui succède. Il est rompu aux arts de la guerre, mais la disproportion des forces le décide à composer. […] Ibrahim, frère de Tussan, se charge de réduire les wahhabites à néant. […] Dans la bataille finale, le clan Saoud laisse sur le sol vingt-et-un princes », raconte l’historien Hamadi Redissi dans son Histoire du wahhabisme.

Dix ans plus tard, les troupes égyptiennes se projetteront plus loin encore en s’aventurant de l’autre côté de la Méditerranée. Il s’agit alors de répondre à l’appel du sultan d’Istanbul, incapable de mater les velléités nationalistes des Grecs. Mehmet Ali fait construire tout une flottille de guerre et, en 1823, ses troupes répriment dans le sang la révolte grecque. Elles interviendront ensuite dans le Péloponnèse, en Morée ainsi que dans les îles Cyclades, toujours avec Ibrahim Pacha à la manœuvre. Le corps expéditionnaire égyptien prend possession de la province qu’il occupe de 1824 à 1828. Trois ans plus tard, c’est la Syrie historique qui est en ligne de mire. Ibrahim Pacha l’occupe et remonte progressivement vers Istanbul. Il défie l’Empire ottoman. Les troupes égyptiennes n’évacueront que sous la menace d’une intervention armée de l’Occident.

Bien plus récemment, en 1962, c’est le raïs égyptien Nasser qui envoie sa soldatesque au Yémen, à la rescousse du général Ali Abdallah Saleh. Fraîchement arrivé au pouvoir après un coup d’État militaire, celui-ci se retrouve aux prises avec les partisans de la monarchie (les royalistes zaydistes), soutenus par l’Arabie saoudite. Ce sont 70 000 soldats égyptiens qui se rendent au Yémen, et le bilan humain sera lourd : 15 000 morts. Ceci sans évoquer le coût pour l’économie égyptienne, et, à long terme, les effets sur le fonctionnement de l’armée elle-même. Certains analystes parleront d’ailleurs du « Vietnam égyptien » pour décrire la guerre au Yémen, un bourbier qui ne dit pas son nom.

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