Canal de Suez : la réalisation d’un projet millénaire , Jeune Afrique


Canal de Suez : la réalisation d’un projet millénaire

Depuis que le conflit entre Israël et le Hamas a éclaté en octobre 2023, les attaques des Houthis sur les navires empruntant le détroit de Bab el-Mandeb, entre le Golfe d’Aden et la mer Rouge, sont allées crescendo. En moins de trois mois, elles ont entraîné une diminution de 20 % du trafic des navires marchands à travers le canal de Suez. Mais d’où est venue l’idée d’un tel chenal creusé au cœur du monde arabe ? Comment ce projet pharaonique, achevé en 1869, a-t-il encore un impact sur la géopolitique en 2024 ?

D’emblée, tout mène à penser que l’idée de canal ne peut être que le fruit de l’industrialisation galopante d’un XIXe siècle épris de progrès, ayant foi dans la technologie et voyant grand au travers de chantiers et de projets gigantesques. Détrompons-nous. L’idée de creusement d’un passage maritime n’est pas du tout neuve. Elle remonte à la plus haute Antiquité. Et des témoignages paléographiques en attestent. Des stèles datant du roi perse Darius Ier (521-486 avant J.C.), de la dynastie des Achéménides, évoquent le (re)creusement d’une partie d’un canal entre la mer Rouge et le Nil.


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« Moi, le Perse, avec les [soldats] perses, j ‘ai pris l’Égypte, j ‘ai donné ordre de creuser un fleuve, depuis le fleuve qui est en Égypte [Piru est son nom] jusqu’au fleuve Amer qui sort de Perse. Ce fleuve fut creusé comme je l’avais ordonné, et les vaisseaux, depuis l’Égypte, sur ce fleuve naviguèrent jusqu’en Perse, ainsi que je l’avais désiré », peut-on notamment lire dans une écriture cunéiforme. Cet ouvrage est aujourd’hui connu des historiens et des archéologues comme le canal de Darius.

Mais ce n’est pas son unique appellation, puisqu’on trouve aussi « canal des Pharaons », « canal de Nêkos » et « canal des Anciens ». La liste n’est pas exhaustive. Ainsi, selon l’historien grec Hérodote, Darius aurait pris à cœur de mener à son terme un chantier débuté par le pharaon Nekôs mais jamais achevé, probablement à la suite d’un oracle défavorable. Les témoignages continuent, puisqu’au IIe siècle après J.C., le géographe Claude Ptolémée évoque un chenal qu’il dénomme « canal de Trajan ». Était-ce une voie d’eau navigable ou un cours d’eau pour l’irrigation ? Rien n’est spécifié et le mystère demeure entier.

Percer l’isthme, une idée qui ne vieillit pas

Quelles que soient ces supputations historiographiques, l’historien français Alfred Nicolas Rambaud ne se trompe certainement pas lorsqu’en 1904, il écrit dans la Revue des Deux Mondes que « le Canal tel qu’il a été conçu et exécuté par Lesseps n’a presque rien de commun avec celui qu’ébauchèrent les pharaons et qui, avec des intermittences, paraît avoir été pratiqué jusqu’à la fin du VIIIe siècle de notre ère ». L’idée d’un canal à travers l’isthme existait dès les Anciens, et elle leur a survécu.

Lorsqu’en 1517, l’Égypte des Mamelouks tombe finalement dans l’escarcelle des Ottomans qui, depuis la spectaculaire prise de Constantinople en 1453, ne cessent de s’étendre en Méditerranée, ceux-ci semblent nourrir le projet de creuser un passage maritime vers l’océan Indien pour aller y chasser les Ibériques et les Français. C’est, très bizarrement, l’idée du berlebey (sorte de pacha) de Tlemcen qui, dans une missive, porte ce projet à l’intention de la Sublime Porte. Il pense qu’avec 100 000 travailleurs, l’Empire viendra à bout de la percée du canal. L’idée meurt en 1587 avec son géniteur, empoisonné.


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Dans les cartons de Bonaparte

Si l’idée de creuser une voie d’eau dans l’isthme est vieille comme la région, le projet, et encore plus le chantier, restent inédits. Et si l’idée va progressivement devenir française, l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte n’y est pas étrangère. Dans son célèbre essai L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, le penseur américain d’origine palestinienne Edward Saïd note à propos de Bonaparte et de Ferdinand de Lesseps : « Leur information sur l’Orient venait de livres écrits dans la tradition de l’orientalisme, placés dans la bibliothèque des “idées reçues”. »

Dragueurs et élévateurs à l'œuvre sur une section achevée du canal (1869). © MARY EVANS/SIPA

Dragueurs et élévateurs à l’œuvre sur une section achevée du canal (1869). © MARY EVANS/SIPA

Mais cette fois, le projet n’en reste pas au stade de l’abstraction. Homme de terrain, Bonaparte organise une expédition restreinte vers l’isthme de Suez. Accompagné des généraux Caffarelli et Bertholi, du contre-amiral Gantheaume et des membres de l’Institut d’Égypte, le futur empereur part en reconnaissance vers l’antique tracé du chenal le 24 décembre 1798. Par la suite, il charge un groupe d’ingénieurs d’étudier la faisabilité d’une percée. Après une exploration en bonne et due forme, réalisée entre janvier 1799 et octobre 1800, ces derniers émettent dans un rapport un avis favorable.


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Les Français, toutefois, ne sont pas les seuls à réfléchir au projet. Une génération avant De Lesseps, l’idée a déjà fait son chemin chez le nouveau vice-roi égyptien, Mehmet Ali. De ce dernier, il faut probablement retenir sa propension à réformer la société égyptienne en la modernisant tous azimuts à l’occidentale, et c’est à lui qu’on doit le canal Mahmoudieh, long de quelque 70 kilomètres, qui relie Alexandrie au Nil afin d’alimenter la ville en eau potable et en denrées fraîches. Nous sommes bien sûr loin de l’idée de faire communiquer deux mers, mais l’idée d’un percement est dans l’air. Et les Français ne sont pas prêts à lâcher l’idée.

Les Saint-Simoniens, des utopistes à l’œuvre

Ce sont en toute vraisemblance les Saint-Simoniens qui, après Bonaparte, reprennent le flambeau. Ceux-ci s’impliquent sur tous les fronts en Algérie, en Égypte mais aussi un peu partout en Méditerranée et dans le monde arabe. « Les Saint-Simoniens […] sont les militants d’un syncrétisme entre christianisme et islam, entre les valeurs de l’Occident et de l’Orient, qui se traduit par une “indigénophilie” croissante », détaille l’historien français Pierre Vermeren. Ils sont d’ailleurs accueillis avec tous les honneurs par le vice-roi Mehmet Ali, qui leur octroie un statut de semi-fonctionnaires égyptiens.

Vice-roi d’Égypte de 1804 à 1849, Mehmet Ali était déjà à son époque favorable au percement d’un canal. © Bibliotheca Alexandrina’s Memory of Modern Egypt / Domaine public

Vice-roi d’Égypte de 1804 à 1849, Mehmet Ali était déjà à son époque favorable au percement d’un canal. © Bibliotheca Alexandrina’s Memory of Modern Egypt / Domaine public

« En conformité avec leur double approche mystique et industrielle, continue l’historien, les Saint-Simoniens imaginent un canal reliant la mer Méditerranée et la mer Rouge, moyen d’unifier Orient et Occident. » L’un des promoteurs les plus enthousiastes du projet est le père Enfantin, un Saint-simonien de la première heure. En 1832, celui-ci part pour l’Égypte avec 80 de ses disciples, parmi lesquels des ingénieurs et des scientifiques. Leur objectif : moderniser le pays en suivant le mouvement déjà lancé par le vice-roi Mehmet Ali.

L’intervention saint-simonienne aura plusieurs réalisations à son palmarès. L’ingénieur Linant de Bellefonds réalise notamment, à partir de 1834, le grand barrage sur le delta du Nil, tandis que con collègue Lambert Bey va créer l’École Polytechnique du Caire. Et bien sûr, les Saint-Simoniens s’attèlent au projet du creusement du canal de Suez. Leur premier fait d’armes consiste à vérifier les données topographiques effectuées sous Bonaparte. Ces dernières rapportaient un dénivelé d’une dizaine de mètres entre la mer Méditerranée et la mer Rouge. Des écluses, dans ce cas, auraient été indispensables. Il n’en est rien, en vérité. Les nouveaux relevés des Saint-Simoniens révèlent un nivellement pratiquement égal.

L’épate suivante consiste à dépasser ce stade purement scientifique, ce qui implique de séduire des investisseurs et bailleurs de fonds, qui auront le dernier mot. Communiquer sur le projet devient dès lors plus que nécessaire. C’est l’avocat marseillais Auguste Colin, Saint-Simonien lui aussi, qui s’en charge. En 1848, il publie un manifeste intitulé « Compagnie de l’isthme de Suez, aperçu général et avant-projet« . Un cahier des charges rigoureux, dans lequel l’idée d’un projet social, bienfaiteur et pacifique prend le dessus. La campagne va alors attirer l’attention des plus grands puisqu’en 1845, le fils du roi Louis-Philippe, le duc de Montpensier, fait le déplacement en Égypte pour constater de visu la viabilité du projet. L’année suivante à Paris, le père Enfantin fonde la Société d’études du canal de Suez au capital de 150 000 francs.

C’est pourtant Ferdinand de Lesseps qui, reprenant le projet un peu moins d’une décennie plus tard, le mènera à son terme, mettant définitivement sur la touche les Saint-Simoniens. Les raisons de ce retrait demeurent obscures. Leur projet, placé sous le signe d’une fraternité et d’une philanthropie universelles, pêchait certainement par excès d’utopie. Et au XIXe siècle, à l’ère du capitalisme et de l’impérialisme triomphants, le monde ne pouvait penser qu’en termes financiers et économiques.

Le constat est d’ailleurs toujours d’actualité aujourd’hui : avec leurs attaques de drones et de missiles, les houthis frappent à leur tour l’économie mondiale au porte-monnaie.

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