En Algérie, les bars et leur culture disparaissent petit à petit

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En Algérie, les bars et leur culture disparaissent petit à petit

S’il n’y a pas de recensement exhaustif des bars fermés à travers les cinquante-huit départements du pays, on sait que de 2005 à 2008, 2.116 bars ont été fermés sur ordre des autorités, pour infraction à la loi ou à la suite de plaintes de citoyens (souvent guidés ou stimulés par des salafistes).

Parfois, ces décisions sont justifiées. C’est le cas pour plusieurs bars et débits de boissons attaqués et pillés en 2002 par des manifestants en colère après la mort d’une personne dans la ville d’El Kala (à 700 kilomètres à l’est d’Alger). Ce genre d’incidents, souvent suivis d’émeutes, a amené les autorités à durcir davantage leurs mesures de restrictions.

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Dans la ville de Béjaïa (200 kilomètres à l’est d’Alger), au moins 20 bars (sur un total de 45) ont baissé le rideau en quinze ans, à cause d’un environnement social hostile et d’une législation très restrictive, soumettant les établissements servant de l’alcool à des licences réservées aux anciens combattants de la guerre 1954-1962. Café de France, par exemple, l’un des plus anciens bars de la ville, a été fermé en 2019 parce que la durée de validité de sa licence arrivait à expiration, après le décès de l’unique héritière. La loi dispose que la licence de bar reste valide onze mois après la mort de la veuve du titulaire dudit document.

Plus qu’un lieu de commerce, ce bar était pendant des années le lieu de rencontre privilégié des gens de culture, des artistes et des journalistes. «Depuis la fermeture de Café de France, j’ai presque arrêté de fréquenter les bars», nous confie Rachid, enseignant à l’université. Et de poursuivre, l’air dépité: «Les bars ont tendance à devenir des lieux de saoulerie et ne contribuent plus, comme avant, à tisser des liens d’amitié et d’échange. La culture du bar tend à disparaître chez nous, ce qui fait bien l’affaire des islamistes et du pouvoir qui, sur cette question, se rejoignent», résume notre interlocuteur.

«Une ville sans bar n’en est pas une!»

Outré par cette situation, Adel Sayad, animateur radio et poète, a envoyé en 2017 une lettre insolite –qui a suscité beaucoup de sympathie– au Premier ministre de l’époque, un certain Abdelmadjid Tebboune. Il y exprimait toute sa colère de découvrir les débits de boissons de sa ville frontalière, Tébessa, fermés, et de se retrouver obligé d’acheter sa bière chez les petits trafiquants du coin.

Contacté par Slate, le poète dit avoir le même sentiment aujourd’hui. «Une ville sans bar n’en est pas une, lâche-t-il d’entrée. À chaque fois qu’un bar ou un débit de boissons ferme, c’est une buvette clandestine qui s’ouvre, où l’on nous revend la même boisson trois fois son prix. Donc, logiquement, les premiers bénéficiaires de ces fermetures sont les spéculateurs et les bandes de trafiquants qui tiennent le marché informel.»

À ce rythme, on ne trouvera plus du tout de bars en Algérie dans quelques années. Déjà aujourd’hui, en dehors de deux ou trois grandes villes (et de la Kabylie), il ne faut même pas chercher à savoir s’il en existe encore. Les rares estaminets qui restent ouverts, souvent dans la clandestinité, ferment les uns après les autres. De nombreux gérants ont fini par céder à la double pression administrative et populaire qui s’est accentuée ces vingt dernières années.

Un cocktail de répression et de salafisme

La fermeture de ces établissements a commencé pendant la montée de l’islamisme au début des années 1990. Des bars furent incendiés dans une campagne de moralisation de la vie publique enclenchée par le Front islamique du salut (FIS), parti qui promettait d’instaurer la charia s’il accédait au pouvoir. Il y eut, ensuite, une deuxième vague, en 2005, lorsqu’un ministre islamiste du Commerce, El Hachemi Djaâboub, a décidé de corser l’octroi et le renouvellement des autorisatiuons.

Ainsi, pour une simple infraction (telle que le non-respect des horaires) ou sur une plainte de voisins protestant contre des tapages nocturnes, des décisions de fermeture, temporaire ou définitive, sont promptement délivrées, sans laisser la moindre possibilité de recours. Cela s’applique aussi aux échoppes de vins et liqueurs, et aux restaurants et hôtels servant de l’alcool.

«Les Algériens pris en flagrant délit de consommation d’alcool […] seront poursuivis devant les tribunaux.»

Décret n°62-147 du 28 décembre 1962

Officiellement, la vente et la consommation d’alcool en Algérie sont soumises à des autorisations délivrées par des commissions départementales présidées par le wali (préfet), et sont régies par des instructions strictes. En dehors des licences de bars accordées aux moudjahidines, des autorisations peuvent être délivrées à des gérants d’hôtels, de restaurants ou de débits de boissons, sous certaines conditions (nécessités touristiques, par exemple).

À l’origine, la consommation d’alcool est interdite aux Algériens «de confession musulmane», en vertu du décret n°62-147 du 28 décembre 1962. «Les Algériens pris en flagrant délit de consommation d’alcool […] seront poursuivis devant les tribunaux.» N’empêche que tout un commerce illégal s’est développé au vu et au su des autorités. Il n’y a qu’à voir le nombre de buvettes clandestines qui pullulent aux abords des villes et villages, et dont certaines continuent d’ouvrir même pendant le ramadan (période durant laquelle tous les bars baissent rideau), pour mesurer à quel point la politique répressive a eu un effet contraire à son objectif. Cette attitude des autorités contraste avec le chiffre d’affaires du vin produit par l’État, qui avoisine les 150 millions de dollars.

Le gouvernement algérien a essayé de se rattraper en osant inviter, dès 2013, les gérants des bars et autres débits de boissons fermés à Alger –pour diverses raisons– à rouvrir, dans le cadre d’un plan de rénovation de la capitale. Mais le pouvoir s’est vite déjugé, lorsque le Premier ministre de l’époque, Abdelmalek Sellal (aujourd’hui en prison après avoir été condamné dans des affaires d’abus de pouvoir) a désavoué son ministre du Commerce, le laïc Amara Benyounès, qui avait diffusé une circulaire libéralisant le commerce en gros des boissons alcoolisées. Ce dernier sera ensuite jeté à la vindicte populaire et lynché par des imams salafistes.

En définitive, la fermeture des bars n’a pas enrayé les «fléaux sociaux» que sont la délinquance et la prostitution, principal credo des antialcool. Au contraire, elle en a créé un beaucoup plus dangereux: la hausse du trafic des drogues, y compris les dures. En 2020, l’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie a recensé 21.638 toxicomanes, dont 4,30% âgés de moins de 15 ans, 46,20% de 16 à 25 ans, et 34,86% de 25 à 35 ans. Plus récent, le trafic des psychotropes fait des ravages et pose un réel défi aux autorités, malgré les importantes saisies annoncées dans la presse. La réouverture des bars aiderait-elle à atténuer ce fléau?

Cet article est apparu en premier sur https://www.slate.fr/story/258600/pourquoi-moins-bars-algerie-disparition-autorites-restrictions-salafisme-repression-alcool


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