Inde : Bollywood en mode #MeToo
Inde : Bollywood en mode #MeToo
C‘est une comédie romantique aux couleurs vives et à la bande-son entraînante, du genre qu’on regarde sous la couette un jour de déprime. Dans L’Histoire d’amour de Rocky et Rani (Rocky Aur Rani Kii Prem Kahaani en VO) –, sorti cette année et classé huitième sur la liste des plus grands succès de l’histoire du cinéma indien –, la starissime Alia Bhatt (vue dans RRR, énorme hit de 2022) prête son regard vif et son élégance naturelle à Rani, une présentatrice de journal télévisé si indépendante et moderne qu’elle n’a guère de temps à consacrer à sa vie amoureuse… Mais en essayant de réconcilier sa chère grand-mère avec un amour de jeunesse, Rani la cérébrale rencontre Rocky (Ranveer Singh), un jeune homme terriblement différent d’elle qui s’avère bientôt irrésistible. Rien que de très inoffensif, sans doute ? Point du tout, et pour deux raisons. D’abord, le film a été retouché par le CBFC, le bureau de certification des films rattaché au ministère de la Culture indien : signe que dans son propos apparemment anodin sur la vie et l’amour il y a de quoi fâcher… Les censeurs ont taillé dans une scène ayant pour cadre un magasin de lingerie (« vulgaire », « offensant pour les femmes »). Ils ont aussi enlevé les références à Mamata Banerjee, célèbre femme politique indienne et ministre en chef du Bengale-Occidental qui s’oppose ouvertement au Premier ministre Narendra Modi. Et si L’Histoire d’amour de Rocky et Rani contrarie le pouvoir, c’est aussi parce que le film rompt avec les stéréotypes bien en place à Bollywood, ceux qui concernent la place des femmes dans la société. En ce sens, son succès fulgurant révèle quelque chose d’important sur la société indienne contemporaine…
Archétypes. « C’est par les personnages féminins que l’on perçoit les avancées sociales dans les films de Bollywood, explique Hélène Kessous, anthropologue, spécialiste du cinéma indien et autrice de Blanc Bollywood (Mimésis, 2023). Elles sont à la fois garantes des traditions et capables d’évoluer. Elles représentent le progrès. » Rani, le personnage d’Alia Bhatt, est novateur à plusieurs titres : c’est une working girl qui ne suit pas le modèle traditionnel puisqu’elle fait passer sa carrière avant sa vie amoureuse et semble, au départ, satisfaite à l’idée d’une liaison passagère avec Rocky. Et ce dans un univers cinématographique qui a toujours valorisé les filles sages et diabolisé la sexualité hors mariage…
« Le cinéma de Bollywood fonctionne par archétypes – pour les personnages masculins comme pour les personnages féminins, poursuit Hélène Kessous. On a en général la grand-mère pleine de sagesse, la mère sacrificielle, et la fiancée respectueuse des traditions, modeste, vêtue d’un sari.À cela s’ajoute un personnage de vamp, une rivale de l’héroïne-fiancée idéale, qui est occidentalisée, fume, a des liaisons avec des hommes, dit des mots en anglais… Tout ce qu’il ne faut pas faire ! » Rani apparaît donc comme une nouvelle perspective pour les Indiennes : une héroïne qui a certains des attributs de la « vamp » classique et devient pourtant la fiancée idéale du beau Rocky ! « On taxe trop vite le cinéma bollywoodien de patriarcal, explique Hélène Kessous, alors que la réalité est plus nuancée. »
Femmes fortes. Il faut dire que la structure romantique des films indiens, qui emprunte à la religion, semble porteuse d’une hiérarchie : dans l’hindouisme, chaque dieu a une « parèdre » ou épouse – Parvati pour Shiva, Sita pour Rama… – représentée comme de petite taille pour mettre en avant la stature du dieu mâle. Dans la galaxie des stars bollywoodiennes, les hommes semblent, eux aussi, capter l’adulation des foules bien plus que les femmes… Pourtant, dès les années 1970, le cinéma trouve le moyen d’exalter des femmes fortes aux trajectoires surprenantes.
Ainsi de Pakeezah (1972), l’histoire d’une danseuse et musicienne ourdoue dont la profession est jugée trop scandaleuse pour qu’elle puisse épouser l’homme qu’elle aime. Jouée par Meena Kumari, immense star du cinéma indien qui était aussi une poétesse reconnue, l’héroïne échappe à la tragédie : malgré les embûches, elle surmonte les conventions, reste l’artiste qu’elle doit être et trouve le bonheur envers et contre tout. Dans Satyam Shivam Sundaram (1978), la belle Roopa (Zeenat Aman) est défigurée par un accident mais dotée d’une voix enchanteresse. Son mari, horrifié par son visage, se détourne d’elle et noue une liaison qu’il croit adultère avec… sa propre femme ! Car Roopa a trouvé le moyen de lui dissimuler son visage pour d’enivrants rendez-vous clandestins.
Comme dans le grand cinéma hollywoodien des années 1940, la forme très prisée du mélodrame offre donc l’occasion aux cinéastes d’inventer de grands rôles féminins. C’est aussi le cas des drames historiques. Dans Padmaavat (2018), la princesse du Moyen Âge est aussi une chasseuse d’une redoutable habileté. Dans la fresque de l’Empire moghol Jodhaa Akbar (2008), qui offre l’un de ses grands rôles à l’ex-Miss Monde Aishwarya Rai, l’héroïne est aussi une princesse… mais une intrépide, qui pratique le sabre et a le sens de l’honneur d’une guerrière rajput. « Ce sont des femmes opiniâtres, qui disent les choses et s’affirment, y compris physiquement », s’enthousiasme Hélène Kessous.
Nouvelles perspectives. Souvent repérées dans des concours de beauté et mises en avant en tenue affriolante dans des scènes de danse à grand spectacle, les actrices ont longtemps vu leur vie professionnelle s’arrêter brutalement à l’approche de la quarantaine. Mais, là aussi, la société évolue, et Bollywood offre désormais de nouvelles perspectives. Ainsi, Rani Mukerji, connue pour ses rôles de fiancée idéale, remporte un immense succès en 2014 dans Mardaani (« Masculin »), où elle joue une commissaire de police qui fume, jure, porte des jeans et tabasse les méchants proxénètes qui trafiquent des femmes et des enfants entre l’Inde et les Émirats arabes unis.
Émerge aussi, depuis une petite dizaine d’années, une génération de réalisatrices indépendantes qui proposent un autre regard sur les personnages féminins. Avec Lipstick Under My Burkha (2016), Alankrita Shrivastava raconte plusieurs destins contraints par les normes sociales et les impératifs religieux… sans reculer devant la polémique. Elle s’oppose publiquement aux coupes proposées par le bureau de censure et voyage aux quatre coins du monde avec son film avant de devenir une figure de proue du #MeToo indien. La Saison des femmes (2015), de Leena Yadav, qui se déroule dans le Gujarat, raconte également quatre histoires dont celle d’une jeune veuve enfermée dans ses obligations et celle d’une femme battue. Le succès est considérable, même en France, où le film fait 300 000 entrées…
Cinéma égalitaire. Plus demandée que jamais à Bollywood, Alia Bhatt a, pour sa part, six films en préparation en tant qu’actrice, mais, résolument moderne, elle est aussi devenue productrice. Son premier opus, Darlings, réalisé par Jasmeet K. Reen pour Netflix India, délivre un message féministe : on y voit une mère et une fille (jouée par la star elle-même) s’allier pour neutraliser un mari violent. « Je veux aussi raconter des histoires d’hommes qui se soutiennent entre eux. Je ne veux pas me limiter au genre féminin, expliquait-elle récemment au Hindustan Times.On aspire à un cinéma réellement égalitaire. » Un nouveau chantier pour Bollywood, et pour les femmes qui le font §
Alia Bhatt
Douée pour la danse et le chant autant que pour la comédie, première égérie indienne de la maison Gucci, Alia Bhatt est la star la plus en vue de Bollywood. Elle remporte son premier succès dans le rôle d’une otage victime du syndrome de Stockholm (Highway, 2014). À la fois héroïne de comédie romantique (Badrinath Ki Dulhania, 2017) et de film d’action (Raazi, 2018), elle garde le contrôle de ses projets grâce à son activité de productrice.
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