Samir Kassir, beyrouthin avec passion, Jeune Afrique

Samir Kassir, beyrouthin avec passion

LES GRANDES VOIX DU JOURNALISME ARABE (3/4) – Les vivants, quand ils évoquent des disparus, semblent, sous l’effet d’une culpabilité ou de quelque obscur sentiment, avoir une nette propension à leur prêter d’innombrables qualités et à en faire des héros. Certains, comme Samir Kassir, méritent toutefois largement ces hommages, pour être restés droits et fermes et avoir défendu les libertés en allant au bout de leurs convictions, sans jamais faire de concessions face à des pouvoirs corrompus et cyniques.

Pour ses idées et ses positions, le journaliste beyrouthin qui avait une passion pour sa ville, n’est pas décédé de mort lente mais dans la terrible déflagration de sa voiture, un lumineux matin de juin 2005, devant chez lui, dans le quartier d’Achrafieh, où il est né et a vécu. Une explosion qui a fait définitivement voler en éclat l’euphorie du départ récent de l’occupant syrien et qui sera la première d’une série d’attentats contre des figures, essentiellement de gauche, de l’opposition libanaise.


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Samir ne s’est pas méfié. Pas suffisamment. Il savait qu’il s’était fait des ennemis, que depuis la révolution du Cèdre, dont il a été l’un des piliers, en février 2005, le journal An Nahar, où il publiait une tribune très attendue tous les vendredis, avait reçu des menaces. Lui-même avait souvent fait l’objet de courses poursuites en voiture, histoire de lui faire peur, de l’inquiéter. Mais penser un seul instant que ces avertissements seraient mis à exécution était inimaginable.

Services secrets syriens

L’idée de l’attentat n’effleurait pas Samir, trop intellectuel, trop franc et sans doute aussi trop sûr de lui et inconscient de l’enjeu qu’il représentait pour envisager que l’on puisse vouloir l’éliminer. Pourtant, selon le journaliste et spécialiste du Moyen-Orient Jean-Pierre Perrin, les services secrets syriens avaient bien décidé et mis en œuvre l’élimination de cet homme capable, à 45 ans, de galvaniser des foules sans l’appui d’un clan ou d’une tribu comme c’est la tradition dans la région.

Son sourire éclatant masquait un brin de mélancolie, à peine perceptible dans son regard, mais il suffisait d’un échange pour que les interlocuteurs de Samir Kassir gardent un souvenir vivace d’une personnalité singulière, débordante d’une énergie et d’une productivité à toute épreuve. À la fois provocateur, agaçant, d’une extraordinaire assurance mais aussi confondant de gentillesse, il n’aimait rien tant que les débats, les projets, les réalisations, écrire et à chaque fois sortir du cadre pour voir autrement.

Avec son ami l’éditeur et historien Farouk Mardam-Bey, rencontré lors de ses études à Paris au début des années 1980, il avait déjà publié Itinéraires de Paris à Jérusalem, qui retrace la politique française contemporaine au Moyen-Orient. Il songeait, quelques semaines avant de disparaître, à une autre collaboration, un livre sur le régime syrien traité à la manière du film Le Parrain de Francis Ford Coppola. Les propos les plus décalés prenaient toute leur cohérence sous la plume libre, lumineuse et lucide de Samir Kassir. Il était pertinent, avait le sens de l’écriture et le savait.


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Libre dans un Liban soumis

Certains assurent que l’écriture coulait dans les veines de celui qui fut également historien, écrivain, philosophe et enseignant, venu au journalisme par la pratique et l’impératif de dire. D’autres racontaient qu’il habitait le verbe, ce qui lui conférait une certaine aura et une prestance inoubliable. Chrétien orthodoxe, de père palestinien, de mère syrienne, Samir était libanais, un fils de Beyrouth Est qui n’a cessé de se ranger idéologiquement avec Beyrouth Ouest. À la confluence de toutes les identités, celui dont la thèse de doctorat avait pour sujet « La guerre au Liban » était fondamentalement arabe de par la pluralité de ses héritages. Chez certains, un legs chasse l’autre ou se mimétise, chez Samir, ils se sont accumulés, multipliés et imbriqués intimement jusqu’à façonner la personnalité particulière d’un homme libre dans un Liban soumis.

Le collaborateur d’Al Hayat et du Monde Diplomatique est venu à l’écriture en arabe sur le tard, avec toujours le souci d’une certaine émancipation par rapport aux dogmes de la chose écrite. Il brillera surtout en tant que rédacteur de L’Orient-Express, un mensuel de L’Orient Le Jour dont le titre décalé, décapant, jubilatoire, audacieux et impertinent était une façon d’afficher et d’assumer ses contradictions, dont celle d’« être un journal arabe en français ». Samir y offre, à partir de 1995, un contenu élitiste pour certains, qui lui ressemble pour d’autres.


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Très vite, le journal dérange l’ordre établi et la classe politique qui va avec. Entre temps, Samir et son équipe, souvent hétéroclite, faite de vieux briscards, de jeunes étudiants, des politologues et des noms de la culture, font un tabac jusqu’à ce qu’on leur supprime le nerf de la guerre : la publicité. Le titre cesse de paraître en 1998, mais l’idée de revendication de liberté a été semée.

Haine de l’islamisme

L’auteur des Considérations sur le malheur arabe (Actes Sud, 2004) s’était déjà fait un nom et une réputation en affichant qu’il ne détestait rien tant que l’islamisme, les services sécuritaires syriens et ceux israéliens. Les idées qu’il lance, les analyses qu’il construit et les débats qu’il impose sont motivés par la défense des droits et libertés. Il comprend les équilibres précaires, les positions des uns et des autres et fait très jeune la découverte de la démocratie avec l’invasion du Liban par la Syrie en 1976, et à travers la cause palestinienne.

Sur sa route, le rendez-vous avec la politique était incontournable. Il participe en 2004 à la création du Mouvement de la Gauche Démocratique dont le programme s’inspirera des fondamentaux chers à Kassir tels que l’indépendance du Liban avec la fin de l’hégémonie du parti Baath syrien, une transition pacifique, la laïcité, la justice sociale et la construction d’un État de droit. L’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafik Hariri, le 14 février 2005, met Samir et son parti en première ligne de l’« Intifada de l’indépendance », nom dont il désigne le soulèvement populaire contre la mainmise des services syriens sur le Liban. La rue libanaise obtient gain de cause, les Syriens se retirent.

« L’intifada dans l’intifada »

Samir Kassir, depuis la place des martyrs au cœur de Beyrouth et dans ses éditoriaux, appelle ensuite à « l’intifada dans l’intifada » pour signifier que la contestation ne suffit pas, qu’il faut au pays un programme politique et une réforme des institutions, revoir les choix économiques, renoncer au système confessionnel et aller vers une réconciliation politique.

Tout à la mise en route de cette transition qui s’annonçait difficile, Samir, comme tout militant engagé, ne cherchait pas la mort mais la victoire. Il n’a pas vu venir une contre-révolution qui a décidé de le balayer, de briser l’espoir et de fermer la parenthèse de la révolution du Cèdre. « Son assassinat est une tentative d’étouffer la pensée libre et critique et de réprimer la révolution », appuie Elias Sanbar, historien et ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco.

Mais sa mémoire est sauve : son épouse, la journaliste Gisèle Khoury (décédée à 62 ans en octobre dernier) a créé la fondation Samir Kassir, qui œuvre à la culture démocratique au Liban et dans le monde arabe, encourage les nouveaux talents de la presse libre, avec notamment le désormais fameux prix Samir Kassir pour la liberté de la presse. Un ensemble qui construit un mouvement en faveur d’un renouveau culturel, démocratique et laïc, le seul capable de sortir les peuples arabes de leur malheur. Dix-huit ans après la mort du journaliste, le Liban est un pays ravagé par les crises, le Proche-Orient est divisé dans le fracas du conflit israélo-palestinien et l’expérience des printemps arabes est devenue l’hiver de la démocratie. Samir Kassir manque.

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