D’Ismaïlia à Sissi-City, la folie égyptienne des grands travaux , Jeune Afrique


D’Ismaïlia à Sissi-City, la folie égyptienne des grands travaux

C’est il y a bientôt dix ans, en 2015, que le projet de construction de la nouvelle capitale égyptienne voulue par le président Abdel Fattah al-Sissi a été présenté, en grande pompe, dans la station balnéaire huppée de Charm el-Cheikh. Avec des chiffres propres à donner le tournis – une superficie de 700 kilomètres carrées, un million de logements… – et à grand renfort de vidéos promotionnelles. Le tout pour un investissement vertigineux de 40 milliards de dollars (près de 37 milliards d’euros).

Bientôt neuf ans plus tard, la nouvelle capitale sort effectivement, peu à peu, des sables du désert. Mais le contour du projet continue de baigner dans un certain flou. Quand la grande cité sera-t-elle livrée­ ? Les estimations varient entre 7 et 12 ans, selon les déclarations officielles qui se suivent mais ne se ressemblent pas. S’agira-t-il d’une capitale politique ? Administrative ? Et d’ailleurs, la Constitution sera-t-elle modifiée, puisqu’actuellement elle précise que Le Caire est la capitale du pays ?


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Le même sentiment d’à peu près règne au sujet du financement. À l’origine, les premiers investisseurs venaient de Dubaï. Puis ils ont fait volte-face et se sont désistés, laissant la place à des financiers chinois. China Fortune Land Development, fonds d’investissement spécialisé dans l’immobilier, prend le relai. Manque de chance, la pandémie de coronavirus retarde la première tranche des travaux, initialement prévue pour 2020. Ce qui ne répond pas à une autre question, mais non des moindres : à qui la soi-disant nouvelle capitale est-elle destinée ? À une élite, visiblement, le projet ressemblant fort à une sorte de ville privatisée, réservée à une classe aisée, excluant les plus modestes. Une sorte d’incarnation du néolibéralisme à outrance institué par le président Anouar al-Sadate dans les années 1970.

Cités clé en main : une frénésie des présidents

Pourtant la folie urbanistique n’est pas liée à une orientation idéologique en particulier : elle existait aussi à l’époque de l’arabo-socialisme nassérien. C’était alors Nasr city, conçue dans les années 1960 à l’est du Caire, qui devait devenir la nouvelle capitale égyptienne. Et qui, elle-même, se situait non loin de Héliopolis, réplique des cités-jardins européennes de la Belle époque imaginée et construite par le Belge Édouard Empain à l’amorce du XXe siècle.

Quant à Anouar al-Sadate, troisième président de la République arabe unie (de 1970 à 1981), ce n’est pas une mais… dix-huit villes nouvelles qu’il annonçait vouloir ériger en 1974 ! Dont, naturellement, une nouvelle capitale baptisée Sadat City, qui est effectivement sortie de terre dès 1976. Parmi les autres localités nées des ambitions pharaoniques du président Sadate : El Sādis Min Uktōber (ou « Ville du Six-octobre », en référence au 6 octobre 1973, date de la guerre du Kippour), bâtie à trente kilomètres à l’ouest du Caire et peuplée à coups de déplacements forcés de Cairotes. Ou encore la très emblématique Cité du 10 de Ramadan, à cinquante kilomètres au nord-est du Caire, dont le nom est encore une référence à la guerre contre Israël.


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Le successeur de Sadate, Hosni Moubarak (président de 1981 à 2011), ne pouvait logiquement pas être en reste. Dans les années 1990, il a donc fait édifier Future city (Madinat al-Mustaqbal) qui, comme les villes nouvelles de Sadate, se situe sur la route qui va du Caire à Ismaïlia.

La mention d’Ismaïlia renvoie à une histoire légèrement plus ancienne, mais ne fait que confirmer la tendance de fond. Qu’on en juge. Il faut cette fois remonter en 1863. Le creusement du canal de Suez a débuté rondement en 1859 et des milliers de manouvriers s’activent, répartis dans des dizaines de campements. Pour surveiller au plus près ces travaux titanesques, les autorités décident d’ériger une ville à proximité du tracé du futur canal. Le choix se porte sur une bourgade de pêcheurs du lac Timsah dont l’emplacement, au centre de l’isthme de Suez, se situe à équidistance de Suez et de Port-Saïd, les deux extrémités du chantier. Ce qui permettra d’en faire le quartier général des travaux et le centre administratif de la Compagnie du canal.


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Ismaïlia, la cité à l’infini d’Ismaïl Pacha

La nouvelle cité est supposée conserver le nom de Timsah, et la pose de la première pierre a lieu en avril 1862. Mais le 18 janvier suivant, un nouveau vice-roi d’Égypte monte sur le trône et on décide de baptiser la ville en son honneur. Finie Timsah, place à Ismaïlia. Trois ingénieurs (Bernard Montaut, Jean François Viller et François-Philippe Voisin), sortis de l’École des ponts et chaussées, en tracent les plans, dessinant une ville très ouverte, c’est-à-dire dépourvue de remparts. Ce qui tranche avec la politique urbaine encore en vigueur au XIXe siècle. « Ismaïlia est conçue comme un vaste lotissement dont les éléments se rajouteraient à la manière d’un jeu de construction, au fur et à mesure des besoins », détaille l’historienne Nathalie Montel. À certains égards, elle anticipe les mégacités égyptiennes des XXe et XXIe siècle, qui seront des ensembles ouverts sur le désert, multipliables à l’infini. La définition même de la ville globale reprise aujourd’hui par Sissi-City.

Mais les ambitions urbanistiques et architecturales du nouveau khédive Ismaïl Pacha ne s’arrêtent pas à la construction d’une ville. Il y a bien évidemment le creusement du canal de Suez, considéré comme le plus important ouvrage de génie civil du XIXe siècle, qui s’achève sous son règne. Il y a aussi le projet de métamorphoser Le Caire ou Alexandrie, d’en faire des villes à l’occidentale. Une idée déjà dans l’air depuis le règne du vice-roi Mehmet Ali (1769-1849), considéré comme le père fondateur de l’Égypte moderne.

Et parce qu’il ambitionne de faire du Caire une cité au rayonnement égal à celui de Paris, Ismaïl Pacha fait tout simplement appel à certains des ingénieurs haussmanniens qui viennent d’achever la refonte de la capitale française. « Ainsi, raconte l’historienne Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Jean-Pierre Barillet-Deschamps, concepteur du bois de Boulogne, fait de l’Azbakiyya un parc « à l’anglaise » sur le modèle du parc Monceau, avec rivière, vallonnements et grottes […]. D’agréables promenades sont également aménagées, notamment le jardin d’acclimatation de l’île de Gezira avec ses serres […]. Le Caire d’Ismaïl a indéniablement un côté parisien. Les nouveaux quartiers du Caire comme d’Alexandrie sont en définitive dotés d’équipements que nulle autre ville en Orient ne possède à la même époque. »

Encore des mégaprojets

Ismaïl Pacha sait aussi que l’inauguration du canal de Suez, qui aura lieu en 1869, sera une caisse de résonance inédite pour l’Égypte. Il tient à faire du Caire ou d’Alexandrie une vitrine de l’Orient musulman. Ce sera une réussite en demi-teinte : « Les journalistes ne sont pas dupes, la plupart d’entre eux s’empressent de ridiculiser les résultats des travaux, ils évoquent la ville en chantier dont rien n’est achevé, ils dénoncent les déperditions considérables auxquelles la mise en place des nouveaux quartiers ont donné lieu, ils qualifient les édifices de baraques de foire en carton-pâte… » rappelle l’architecte Jean-Luc Arnaud. Il faut dire qu’en arrivant en Égypte, la presse occidentale voulait surtout découvrir des médinas évocatrices des contes des Mille et Une Nuits.

Pas de quoi refroidir l’ardeur des bâtisseurs égyptiens, ni à l’époque ni aujourd’hui. Ainsi, le président al-Sissi fourmille d’autres projets. Après la nouvelle capitale, il a annoncé en 2017 le projet national de développement du désert du Sinaï. Plus de 5 milliards de dollars sont mis sur la table afin de décongestionner le trop-plein de population de la vallée du Nil pour l’orienter vers le désert du nord-est du pays, sous-peuplé. Sans oublier le chantier d’élargissement du canal de Suez, qui s’accompagne du forage de nombreux tunnels. Ni le projet du plateau d’El Galala, un mégacomplexe touristique comprenant encore une ville nouvelle, ou encore la construction prévue de huit nouveaux aéroports internationaux. Nul doute qu’avec sa récente et triomphale réélection, officialisée le 18 décembre 2023, le maréchal-président va sans doute imaginer encore de nouveaux projets.

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