Pourquoi l’Inde achète-t-elle tant d’armements militaires à la France?

Pourquoi l’Inde achète-t-elle tant d’armements militaires à la France?

«L’Inde aura un rôle déterminant pour notre avenir; c’est aussi un partenaire stratégique et un pays ami», déclarait Emmanuel Macron quelques minutes après avoir décerné la grand-croix de la Légion d’honneur au Premier ministre Narendra Modi le 14 juillet 2023, invité à assister au traditionnel défilé sur les Champs-Élysées.

Il est vrai que depuis la signature d’un partenariat stratégique en 1998, la relation bilatérale franco-indienne a connu un essor sans précédent dans plusieurs domaines: culturel, économique, diplomatique, mais surtout stratégique. L’énergie nucléaire, l’aérospatiale, la recherche et développement, l’exportation d’armements et les exercices militaires conjoints sont autant de secteurs clés qui favorisent le développement de cette relation.

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Depuis 2018, ce partenariat stratégique intègre une forte dimension indo-pacifique. Par la voix de leurs chefs d’État respectifs, Emmanuel Macron et Narendra Modi, les deux pays ont, chacun, formalisé sa propre stratégie indo-pacifique en 2018, à quelques mois d’intervalle.

Une longue histoire commune

La France et l’Inde entretiennent une relation bilatérale ancienne, remontant au XVIIe siècle. À l’époque, Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, poursuivit l’ambition de bâtir un empire colonial en Asie du Sud. Cinq «comptoirs indiens» restèrent d’ailleurs sous souveraineté française jusqu’en 1954: Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor.

Au XXe siècle, les deux pays ont maintenu de bonnes relations symbolisées par le respect exprimé entre leurs chefs d’État respectifs: Jawaharlal Nehru et Charles de Gaulle, Jacques Chirac et Indira Gandhi (parfaitement francophone), et désormais Emmanuel Macron et Narendra Modi (ce qui vaut d’ailleurs au président français des critiques régulières de la part des ONG de défense des droits humains, du fait de la politique conduite dans ce domaine par le Premier ministre indien).

Par ailleurs, la France a été l’un des seuls pays à ne pas condamner les essais nucléaires indiens en 1998 et soutient l’Inde dans son objectif de devenir membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.

Identifiables comme de «grandes puissances moyennes» selon une formule employée en 2009 par Valéry Giscard d’Estaing et qui semble toujours d’actualité aujourd’hui –l’Inde n’est toujours pas membre du Conseil de sécurité de l’ONU, les capacités opérationnelles de son armée sont limitées et la croissance de son économie compense à peine une démographie annuelle conséquente–, la France et l’Inde ont régulièrement adopté des politiques étrangères convergentes, notamment lors de la guerre en Irak en 2003, marquées par une volonté d’autonomie stratégique dans la pratique de leurs politiques étrangères respectives et un rejet des politiques de blocs.

Si la France est aujourd’hui bien ancrée dans le camp occidental en tant que membre de l’OTAN, et l’Inde un acteur majeur du «Sud global» à travers sa participation aux BRICS, les deux pays revendiquent toujours une politique étrangère indépendante.

Cette vision commune des relations internationales a permis à l’Inde et la France de développer un partenariat de défense approfondi.

Partenariat de défense

Au lendemain de son indépendance en 1947, l’Inde ne veut pas dépendre exclusivement de l’ancien colonisateur britannique. Elle se tourne alors vers la France pour acheter du matériel militaire. En 1953, 120 avions de chasse de type Ouragan sont achetés au constructeur aéronautique français Dassault. L’embargo déclaré en 1965 sur les ventes d’armes à l’Inde pour donner suite aux guerres indo-pakistanaises est levé côté français dès 1966. Depuis, les ventes d’armements français en Inde sont en pleine expansion.

Sur la période 2002-2023, la France est le deuxième fournisseur d’armement indien après la Russie, tandis que l’Inde est le principal client français. Plusieurs contrats sont emblématiques: six sous-marins de classe Scorpène «indianisés» réalisés par les chantiers de Bombay sont désormais en service et trente-six avions de chasse Rafale ont été livrés entre 2020 et 2022. En 2023, à l’issue du 14-Juillet, l’Inde a annoncé l’acquisition de trois sous-marins et de vingt-six avions Rafale supplémentaires.

Exporter de l’armement n’est pas un acte neutre, dénué de tout intérêt politique, car cela entraîne une diffusion de standards d’entraînement, de culture opérationnelle, d’accoutumance technologique et de mise en application doctrinale. La vente d’armes verrouille une relation de défense à laquelle se superposent des intérêts géopolitiques et économiques.

À ces coopérations civilo-militaires s’ajoutent la multiplication d’exercices militaires bilatéraux et multilatéraux ainsi que la participation active à des forums régionaux (Indian Ocean Naval Symposium, Indian Ocean Rim Association).

Le tournant indo-pacifique

En 2021, l’Aukus, un accord tripartite entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni a entraîné l’annulation d’un contrat de sous-marins franco-australien. Depuis, la stratégie indo-pacifique française favorise le développement de ses relations avec les pays de l’océan Indien. Ce nouveau schème stratégique libère une marge de manœuvre pour la diplomatie française afin de renforcer ses liens avec d’autres pays de la zone, prioritairement l’Inde, désormais pierre angulaire de sa politique extérieure en Indo-Pacifique.

Preuve s’il en est, le 14 juillet 2023, le Premier ministre indien, Narendra Modi, était l’invité d’honneur du défilé militaire sur les Champs-Élysées. Des troupes indiennes ont défilé tandis que des Rafale indiens survolaient l’avenue parisienne.

Quelques instants plus tard, les diplomaties indienne et française publiaient un communiqué conjoint pour célébrer les 25 ans du partenariat stratégique. La «Feuille de route du 25e anniversaire du partenariat stratégique franco-indien à l’horizon 2047: vers le centenaire des relations diplomatiques franco-indiennes» énumérait douze points comme autant de piliers d’une collaboration dans l’ensemble régional indo-pacifique: fonds marins, espace, coopération maritime, alliance solaire, campus franco-indien, Pacifique océanien.

L’île de La Réunion, laboratoire des relations franco-indiennes

Un territoire français de l’océan Indien, l’île de La Réunion, illustre cette nouvelle composante indo-pacifique de la relation franco-indienne.

La France, puissance riveraine de l’Indo-Pacifique à travers l’exercice de sa souveraineté dans ses collectivités d’outre-mer, entend utiliser l’île de La Réunion comme un relais de la bonne entente franco-indienne. Une grande partie de la population réunionnaise est d’origine indienne et un consulat indien sur l’île de La Réunion est ouvert depuis 1983. En 2018, les deux pays ont signé un accord de coopération logistique donnant un accès à la base de La Réunion aux forces navales indiennes.

Des patrouilles conjointes impliquant un avion P-8I indien sont régulièrement effectuées. Grâce à son champ d’action de 2.200 kilomètres, cet appareil peut couvrir et surveiller depuis La Réunion toute la côte orientale de l’Afrique, y compris le stratégique Bab-el-Mandeb et le détroit d’Ormuz, ce qui constitue une plus-value stratégique considérable pour les forces armées indiennes. L’île de La Réunion devient donc progressivement une plateforme stratégique de la collaboration militaire franco-indienne dans la zone.

Une collaboration dictée par les intérêts nationaux

Les stratégies française et indienne servent avant tout les impératifs nationaux propres à chacun des deux pays. Pour la France, il convient d’apparaître comme une puissance régionale légitime et de diversifier ses partenaires étrangers. Pour l’Inde, les relations tumultueuses avec le puissant voisin chinois et le rival pakistanais restent le facteur géopolitique déterminant.

Chaque stratégie comporte donc des spécificités et peut parfois restreindre les perspectives de collaborations franco-indiennes, notamment dans leur rapport avec les deux grandes puissances américaine et chinoise, et surtout vis-à-vis de la Russie, qui, depuis son invasion de l’Ukraine, reste un partenaire majeur de l’Inde.

Mais ces divergences n’affecteront pas la relation bilatérale à court terme. La relation franco-indienne reste au beau fixe, particulièrement en Indo-Pacifique.The Conversation

Paco Milhiet, visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies (NTU-Singapour), chercheur associé à l’Institut catholique de Paris (ICP).

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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