« La France de la fraternité, de l’égalité, de la liberté m’appartient autant qu’à vous »

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« La France de la fraternité, de l’égalité, de la liberté m’appartient autant qu’à vous »

L’écrivaine Emna Belhaj Yahia.

Emna Belhaj Yahia est une romancière tunisienne, membre de l’Académie Beït Al-Hikma (Carthage) et du Parlement des écrivaines francophones. Elle est notamment l’auteure d’En pays assoiffé (Editions des femmes, Paris, et éd. Déméter, Tunis, 2021) et Jeux de rubans (Elyzad, Tunis, 2011).

Tunisienne élevée dans la langue arabe, comment avez-vous découvert la langue française au point d’en faire la langue de vos romans ?

Emna Belhaj Yahia A l’âge de 5 ans, à l’école, j’ai appris deux alphabets en même temps : l’arabe et le latin. Et cette entrée très précoce de la langue française a fait naître en moi une sorte de dualité dont je n’étais pas consciente et qui m’a accompagnée tout au long de ma vie. J’ai ainsi vécu dans deux mondes. Il y avait le monde de la maison, de mes parents, de ma famille où l’on ne parlait qu’arabe, la langue de la vie quotidienne. Et, à côté, très vite, un autre monde est né qui a pris de plus en plus de place.

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Quelque chose de profond s’est passé en moi, je me suis identifiée à la langue française. J’ai quitté peu à peu la petite coquille dans laquelle je me trouvais et j’ai appris à nager pour aller découvrir d’autres mondes. L’écriture est ensuite venue naturellement, comme le prolongement de cette dualité. J’étais deux, moi et l’autre en même temps. Et pendant très longtemps, j’ai voulu avancer le plus loin possible dans cette double appartenance.

Cette dualité a-t-elle été source de tensions intérieures ?

Non. Plus je m’introduisais dans l’univers que représente la langue française, plus j’avais l’impression de mieux connaître mon propre univers. Les choses ne se sont pas faites aux dépens l’une de l’autre. Je n’ai pas du tout rompu avec ma langue maternelle, avec les miens. J’avais seulement l’impression de porter sur eux un autre regard, plus averti, plus large, parfois critique, tout en gardant l’affection que je leur vouais. Et le fait d’avoir écrit en français a sans doute renforcé au fil de mon existence cette dualité, cette sensation d’être ici et ailleurs. Cela a été une chance pour moi, comme un cadeau qui m’a été offert.

« Le fait d’avoir écrit en français a sans doute renforcé cette sensation d’être ici et ailleurs. Cela a été une chance pour moi, comme un cadeau »

Le concept de francophonie est souvent décrié comme un outil au service de la diplomatie d’influence française. Qu’en pensez-vous ?

Je ne sais pas exactement ce que l’Etat français fait de la francophonie. La francophonie est un mot qui contient beaucoup de choses. Je ne peux parler que de ma francophonie à moi. Et ce que je sais, c’est que cette francophonie personnelle m’a donné l’accès à la culture française et à la culture universelle. Elle a aussi été un moyen de me connaître moi-même. Si j’avais été monolingue, je n’aurais même pas pu connaître ma langue maternelle, la langue arabe, celle que j’ai connue au berceau, parce qu’on ne peut pas se connaître soi-même sans connaître l’autre. La dualité permet de mieux connaître le monde et donc de mieux le maîtriser.

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La francophonie, telle que je la vis, est un moyen qui m’est donné de refuser toute forme d’oppression sur moi ou sur les miens. Si la France voulait utiliser la francophonie pour m’imposer quoi que ce soit, une idéologie ou un mode de vie ou qu’importe, la langue française que j’ai apprise et que j’utilise me permettrait de lutter contre une telle prétention. Elle est pour moi un instrument de lutte contre toute forme d’hégémonie, politique ou culturelle, qu’elle vienne de la France, de l’Amérique ou de la Russie.

« La langue française est pour moi un instrument de lutte contre toute forme d’hégémonie, politique ou culturelle »

Comment se porte la langue française en Tunisie ?

Sa maîtrise a permis à la Tunisie après l’indépendance de disposer d’un enseignement, primaire et secondaire, de qualité. Puis la langue française s’est mise à reculer il y a trente ou quarante ans. Et ce recul s’est accompagné d’une chute de la qualité de l’enseignement, de l’enseignement en général et pas seulement du français. L’enseignement de l’arabe en a aussi souffert.

En même temps, nous avons connu le repli identitaire, le désir d’imposer l’arabe comme langue hégémonique, d’arabiser partout et n’importe comment. Ainsi a-t-on vu s’installer l’idéologie identitaire islamiste. Les deux phénomènes sont parallèles. Ça me fait mal quand je vois ces jeunes qui ne savent parler ni l’arabe, ni le français, qui ne savent pas lire. Comment peut-on être citoyen d’un pays libre quand on n’a pas accès à la culture ?

Les récentes restrictions de visa imposées par la France, et qui ont touché une élite francophone peu coutumière de ce type d’entraves, ne constituent-elles pas une énorme maladresse dont l’image de la France est la première victime ?

Ce problème des visas a mobilisé beaucoup de gens qui n’avaient rien d’antifrançais. Il a créé des frustrations, des déceptions. Autour de moi, des proches qui n’avaient pas l’habitude d’avoir des difficultés pour obtenir leur visa ont vraiment été exaspérés de se heurter à des refus ou à des tracasseries. Ceci étant dit, je sais qu’il y a des contraintes dans chaque pays. Il faut aussi tenir compte de ce qui se passe en Europe. Il n’y a pas que chez nous que montent le repli identitaire, le rejet, la haine. On l’observe aussi dans le monde occidental. Nous nous renvoyons ainsi les uns les autres des images pas très intéressantes de nos sociétés, assez hideuses.

Vous sentez monter en Tunisie un sentiment antifrançais ?

Oui, je le sens. Ça correspond à la montée du nationalisme chauvin, à une forme de rejet fasciste de l’autre. Ce sentiment-là n’a jamais réellement disparu. Aujourd’hui, il augmente. Car, pour nous, l’Autre, c’est la France, à cause de l’histoire. Certains pensent que pour être soi-même, il faut d’abord rejeter l’autre. Tout cela est accentué par les échecs, la pauvreté, l’ignorance. Au moment de la révolution de 2011, un espoir est né dans la société, un espoir de redressement, d’épanouissement, de réalisation de soi. Or cet espoir s’est trouvé confronté au réel, un réel décevant. Il en a résulté des frustrations, de la lassitude, de la colère ou de la haine.

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C’est ainsi qu’on peut expliquer le sentiment antifrançais. Ce dernier est lié à nos échecs, pas uniquement à la politique française. Notre société a échoué dans son désir de se reconstruire dans la liberté, la démocratie et la dignité. Le lien social entre Tunisiens s’est lui-même dégradé. Comment peut-on avoir confiance en l’autre quand on n’a plus confiance en soi-même, quand on se déconsidère ? Le jour où on avancera sur la voie de la réalisation de soi, ce sentiment de rejet de la France, et de l’autre en général, reculera automatiquement. Sans compter qu’il y a beaucoup d’ambivalence là-dedans.

« Notre société a échoué dans son désir de se reconstruire dans la liberté, la démocratie et la dignité »

N’y a-t-il pas parfois chez les Tunisiens de la déception vis-à-vis d’une France qui n’est pas toujours fidèle aux valeurs universelles dont elle se réclame ?

Il est important de souligner que ces valeurs universelles sont portées par la langue française, mais aussi par la langue et la culture arabes. Les œuvres des grands auteurs arabes véhiculent ces valeurs tout autant que la culture française. On les trouve en fait partout, dans toutes les cultures. C’est ce qui me permet de dire : « Non je ne suis pas déçue de la France. »

Parce que, pour moi, il n’y a pas une France, mais deux. Il y a la France qui porte ces valeurs universelles et les a formidablement défendues à travers ses livres, ses combats. Et il y a une autre France : arrogante, méprisante, conquérante. Cette France-là a existé de tout temps et existe encore. Moi, j’ai confiance dans la France que j’aime, c’est-à-dire la France de la fraternité, de l’égalité, de la liberté. Et cette France m’appartient autant qu’elle vous appartient.

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