Makenzy Orcel, la poésie comme langue maternelle , Jeune Afrique
Makenzy Orcel, la poésie comme langue maternelle
Dès son premier roman, Les Immortelles, Makenzy Orcel a fait résonner sa voix de poète, singulière et puissante, dans le concert de la littérature mondiale. Cette voix porte une œuvre exigeante et ambitieuse de l’écrivain haïtien né en 1983, à Port-au-Prince. Sa trilogie, qui commence en Haïti avec L’Ombre animale et se poursuit en France avec Une somme humaine, se conclura aux États-Unis. Le monde selon Orcel ne se limite pas à un espace géographique, il se déploie dans les frontières de la langue dont il redessine les contours en la faisant vibrer comme nul autre.
Dans Une somme humaine, il n’y a pas de points, pas de majuscules au début des phrases. La narratrice, qui s’est suicidée en se jetant sous le métro parisien, nous livre d’un souffle ses confessions de l’Au-delà. Elle retrace son parcours entre un village provençal et Paris. Victime de l’extrême violence de sa famille, qui culmine lors de son viol par son oncle suivi du déni général, elle croit repartir vers un nouveau destin. Mais elle rencontre les mêmes démons, intérieurs et extérieurs, en particulier Makenzy, « le pire des hommes ». Et la lumière aussi, d’abord celle de sa grand-mère, de la mystérieuse Toi puis d’Orcel, Malien sans papiers dont elle tombe amoureuse.
Makenzy, Orcel, Toi sont des personnages récurrents de cette trilogie qui pourrait s’intituler “la tragédie humaine”. Ce sont des morts qui parlent de l’intime et de la société. Les voix féminines souffrent dans un monde sourd à leur détresse. Le poète est aussi metteur en scène, il rembobine la pellicule jusqu’à la genèse des maux, avec les mots de sa langue maternelle, la poésie.
Jeune Afrique : Une somme humaine est le deuxième volet d’une trilogie. Comme dans L’Ombre animale, on retrouve la voix d’une femme morte. Pourquoi ce choix ?
Makenzy Orcel : Ma narratrice est passée de l’autre côté de la vie, ça lui permet de tout voir, de tout comprendre. Nous, vivants, sommes constamment enfermés dans la parenthèse passé/ présent/futur, naître/vivre/périr, le Père/le Fils/le Saint-Esprit. C’est la “trifidité” de l’existence humaine. Le fait de planter le décor dans l’Au-delà me permet à la fois d’exploser cette parenthèse, et aussi d’avoir la liberté de balayer le passé, le présent, le futur, l’Au-delà, de mélanger les extrêmes de l’existence humaine : la vie, la mort, la jour, la nuit…
C’est votre premier roman en France. Était-ce prévu de longue date ?
Quand j’ai écrit L’Ombre animale, je n’avais pas en tête de faire une trilogie. Puis je me suis dit que l’idée de la mort n’était pas une spécificité haïtienne, française ou américaine, on retrouve le cycle de la vie partout. J’ai décidé de reprendre l’histoire à partir d’un autre espace géopolitique. C’est quasiment le même esprit, la même âme, les mêmes dichotomies : les misères humaines, la mort physique, sociologique, politique, la mort de la pensée, le soubassement des choses, la boue humaine.
Dès votre premier roman, Les immortelles, vous avez fait fait parler des femmes. Les voix féminines résonnent-elles particulièrement en vous ?
J’ai grandi avec ma mère qui m’a élevé seul à Martissant, un quartier populaire de Port-au-Prince. Elle m’a raconté beaucoup d’histoires, à chaque fois des récits de disparus. Elle disait « ceux qui ne sont plus là », et c’était à moi d’imaginer leurs visages, leurs corps, leurs gestes. Le romancier que je suis doit beaucoup à ma mère. Je suis plus à l’aise dans la voix d’une femme, j’ai l’impression d’atteindre une certaine justesse verbale. Un ami a dit une formule très juste sur moi : « Makenzy, c’est une femme en lutte. » C’est ce que je ressens quand j’écris. Je ne prends pas la place d’une femme, mais c’est une question de point de vue. Quand je regarde le monde à partir de l’autre, j’ai l’impression de me voir en train de vivre, de déconner, d’exister.
Il est question de viol, d’inceste, d’emprise : est-ce que le mouvement #MeToo a eu une influence sur votre écriture ?
Non. J’ai grandi en Haïti où tous ces phénomènes sont monnaie courante depuis longtemps. En plus de l’histoire de ces femmes qui se font violer, qui sont battues, qui n’ont pas de voix, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans la société, je m’intéresse aussi aux politiciens qui violent un pays tous les jours, qui violent le collectif, le « nous ». Pour le dire de façon triviale, qui « niquent » la construction sociale. Tout mon travail, c’est cette rencontre entre l’histoire individuelle et la grande histoire. La petite histoire individuelle me permet de montrer comment la grande histoire peut faire encore pire.
Est-ce que le village du sud où se déroule l’action au début est un microcosme de la France ?
Dans un Une somme humaine, il s’agit d’abord de montrer d’où partent les gens pour exister, pour se construire. Il fallait montrer ce petit village, ce microcosme humain : la pharmacie, le bar à vin, le bureau de poste… Je veux raconter l’histoire sociale de la France à travers ces petites institutions, et montrer comment les habitants arrivent à construire un collectif, parfois fragile, autour de ces lieux. Quand ma narratrice arrive à Paris, elle pense qu’elle arrive dans une autre société, dans une autre France. Pourtant, l’individualisme, l’indifférence sont partout, ce n’est pas la spécificité de ce village. Les grandes villes françaises sont des petits villages assemblés. On retrouve dans chaque arrondissement de Paris les mêmes commerces, les mêmes institutions…
Tous les personnages ont des destins tragiques. La quête du bonheur est-elle impossible ?
Mon livre ne raconte pas la mort, ni la misère de ces gens mais avant tout, une quête de soi : qui suis-je ? Comment exister dans ce monde ? Quel usage faire de ma présence au monde et quel avenir m’attend ? Mon livre raconte à la fois cette quête, et cette impossibilité de s’accrocher à quelque chose. À chaque fois que ma narratrice a l’impression d’entrevoir une lumière, elle tend la main, mais la lumière s’échappe. Elle n’arrive pas à s’accrocher, à saisir, à trouver la meilleure façon d’exister, de s’accepter en tant que femme, en tant que corps.
Vous abordez des questions politiques comme le lien entre la France et l’Afrique, la lutte pour avoir des papiers, vous mettez aussi en avant le combat de militants… Est-ce qu’un artiste doit forcément être engagé ?
Je n’ai pas d’objectif, je n’ai pas de morale, je n’ai pas de message spécial à partager mais un livre donne à voir la société, nos mots et nos maux, la complexité, nos questions, nos peurs, nos sentiments les plus profonds. Dans ce café où nous sommes, il n’y a pas que la façade et la terrasse, il y aussi les chiottes en bas. Je dis aux lecteurs : venez regarder.
Je cite Orcel, l’un de vos personnages : « L’Occident fait des orphelins aux confins du monde et s’étonne de les voir arriver en si grand nombre. » Retrouve-t-on les même rejets, les mêmes dénis dans le village, à Paris et dans le monde ?
Dans l’histoire d’Orcel, il y a ce que le sociologue algérien Abdelmalek Sayad appelait « la double absence ». On réduit les gens à des images : l’Arabe, le Noir, etc. Non, ce sont des personnes qui sont arrivées avec une histoire, une culture à partager. Qui peut décider un beau jour qu’il va mourir en Méditerranée ? Ils partent parce que chez eux, c’est la guerre, c’est la famine. Quelles sont les causes de cette guerre, de la famine, de la sécheresse ? Il faut questionner tout ça. Personne n’a envie de partir, d’abandonner sa famille, d’abandonner son pays, son enfance pour venir en Europe.
Dans certains passages, il est question de la mémoire coloniale. En parle-t-on suffisamment en France ?
J’ai déjà animé pas mal d’ateliers sur cette question, et je me rends compte que si la colonisation est enseignée, elle est souvent mal enseignée. On a l’impression que c’est tabou, que ça gêne, qu’on détourne le regard dès qu’on en parle, surtout quand c’est un écrivain ou un intellectuel noir qui vient exposer la question. Parfois ça ne passe pas. On devrait en parler à l’école, car l’histoire de la France, c’est aussi l’histoire d’une partie de l’Afrique, de pas mal de pays. Il faut enseigner cette histoire commune, c’est-à-dire à quel moment ces imaginaires, ces cultures, ces visions se sont rencontrés. Raconter ce qui s’est vraiment passé.
Votre œuvre est traversée par un souffle poétique. Pouvez-vous nous parler de votre langue ?
Ma langue, c’est du travail, du travail, du travail, jour et nuit. Trois ans de travail non stop pour arriver à ce rythme, à ce tempo, à cette musique. J’ai d’abord publié de la poésie, puis je me suis dit que la rencontre entre le récit et la poésie était possible. Ma narratrice étant poétesse, je peux me permettre des passages en vers, de la poésie pure. Il y a des histoires partout mais s’il n’y a pas la langue, ça devient du déjà-lu. Tout ce que je raconte dans mon livre, ce sont des sujets d’actualité qu’on connaît mais ils sont servis par une langue. Sans elle, il n’y a plus rien. La langue permet de voir autre chose du réel, autre chose de l’existence humaine. À partir du moment où la langue est là, elle porte tout le reste et ça devient de la littérature.
Une somme humaine de Makenzy Orcel, Rivages, 622 pages, 22 euros
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