Tunisie : la polygamie, nouvelle lubie des politiques ?


Tunisie : la polygamie, nouvelle lubie des politiques ?

Régulièrement depuis la chute du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, en 2011, certains suggèrent de réinstaurer la polygamie. Ce sont en général des personnalités aux positions controversées, qui affichent leur conservatisme – comme feu Bahri Jelassi, ex-candidat à la présidentielle –, ou qui se prévalent d’une interprétation rigoriste du Coran.

Ces personnalités sont souvent peu crédibles. C’est le cas de Fathi Zghal, fondateur du Forum libertés et citoyenneté. Ou encore d’Adel Almi, ancien marchand de légumes et serviteur zélé de Ben Ali, reconverti en défenseur d’un ordre moral au nom duquel il pourchasse les non-jeûneurs durant le ramadan. Ses propos excessifs sur la polygamie, qui « contribue[rait] à soigner le cancer », ont été accueillis comme une blague douteuse, mais une blague quand même.

Acquis inattaquables

Finalement, donc, rien qui puisse représenter une menace pour le Code du statut personnel, lequel, justement, avait abrogée la polygamie en 1956 en même temps qu’il élargissait les droits des Tunisiennes.

L’histoire a retenu cette date. Mais elle a aussi retenu le précédent du contrat de mariage dit kairouanais, établi dès le premier siècle de l’islam à Kairouan (Centre), ville considérée comme l’une des plus sacrées de l’islam. Ce contrat établissait une monogamie de fait, en donnant à l’épouse un droit d’exclusivité sur son époux.

Ces acquis,  millénaire pour l’un et vieux de soixante ans pour l’autre, semblaient inattaquables. Pourtant, l’idée – rétrograde, selon les mouvements féministes et une majorité de Tunisiennes –, d’autoriser de nouveau la polygamie semble faire son chemin. Elle est promue par des personnalités dont le sérieux, a priori, ne souffre aucune discussion.

Par exemple, Nizar Chaari. Issu du milieu de l’audiovisuel, il a évolué au sein des jeunesses du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), fondé par Ben Ali. Ses émissions, son ambition politique dévorante et son mariage avec Dora Miled, la fille d’Aziz Miled, capitaine de l’industrie touristique, l’ont rendu célèbre.

Leviers populistes

Chaari brigue la présidence de la République, et tente de gagner en popularité en utilisant des leviers populistes, comme la question de la polygamie, pour réguler les déséquilibres sociaux. Il sous-entend ainsi que le fait que les Tunisiennes sont plus nombreuses que les Tunisiens crée des frustrations.

La carte maîtresse de son plaidoyer ? La polygamie empêcherait les relations extra-conjugales. Un argument-choc, censé lui rallier les femmes. Peine perdue : elles fustigent celui qui tente de leur retirer les droits que leur a octroyés une législation révolutionnaire, datant de 1956.

Bien qu’il admette que tout ce remue-ménage sert sa carrière politique, Nizar Chaari est pris au sérieux, d’autant qu’il a rejoint un groupe de politiciens indépendants – mais tous islamistes et en quête de pouvoir. Seule leur fortune personnelle les distingue les uns des autres.

Sur ce chapitre, Chaari pourrait en théorie compter sur son épouse. Mais il n’est pas sûr que cette dernière, originaire de Kairouan – ville, comme on l’a vu, initiatrice d’une tradition de modernité dans le mariage –, apprécie cette régression en matière d’égalité hommes-femmes. Elle ne craint pas, en revanche, les controverses. Présidente de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie, elle avait adopté publiquement une position « antivax » durant l’épidémie de Covid-19.

Poste de concubine

Parler de polygamie au moment où, en Tunisie, les conditions de vie se dégradent sous l’effet conjugué de l’inflation, du chômage et des pénuries, est pour le moins de mauvais goût. Évidemment, le fantasme de quatre épouses dociles coexistant au sein d’un même foyer demeure; évidemment, les machos de tous bords rouleront des mécaniques en adhérant à ce genre d’idées. Et, évidemment, ils seront confrontés à la réalité. Dans le Coran, la Sourate des femmes, qui aborde la question de la polygamie, est très claire : elle la conditionne, notamment, à une équité parfaite entre les co-épouses. Un écueil dont peu tiennent compte.

Plus pragmatiques, des Tunisiennes s’insurgent contre ces idées passéistes, qui convenaient sans doute à des temps où l’émancipation des femmes n’était pas à l’ordre du jour. Sur les réseaux sociaux, elles demandent à Nizar Chaari et à ceux qui justifient ce revirement sociétal « comment expliquer à un enfant que celle qu’il appelle “tata” est aussi l’épouse de papa et que, plus tard, il devra partager l’héritage avec les enfants issus de cette union, sans compter que « maman, qui a souvent contribué à l’achat de la maison, sera “grugée” « .

D’autres pensent à elles-mêmes, et refusent que leur mari, qui n’ont pas les moyens de subvenir aux besoins de quatre familles, les délogent de leur chambre pour y installer une deuxième, voire une troisième épouse. « Que va-t-on encore inventer ? Les Tunisiennes sont largement plus instruites et plus compétentes que les Tunisiens ; elles cherchent du travail et une vie satisfaisante, pas un poste de concubine. Pourquoi ne pas imaginer l’inverse : quatre maris aux petits soins pour une épouse, et établir un matriarcat ? », propose un sociologue.

Un enfer au quotidien

Une refonte des lois pourrait redéfinir les rapports intra-familiaux, mais, très clairement, ce serait un enfer à vivre au quotidien. « C’est surtout très malsain. Il s’agit de tartuffes, qui prônent des idées populistes dangereuses puisqu’elles conduiront, pour de mauvaises raisons, à la dislocation de la famille », assène une avocate.

Les difficultés conjugales, les divorces et le malaise dans la société restent des problèmes importants en Tunisie. À y regarder de plus près, ils reflètent le poids du regard sur les choix de vie des individus. Sous le prétexte de juguler le mal-être de la société, les chantres de la polygamie vont tout simplement créer un autre problème, bien plus important. « Le Prophète était lui-même polygame », rétorquent les plus acharnés, oubliant que n’est pas prophète qui veut…

 

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