Tunis : Dream City, quand la Médina fait son festival – Jeune Afrique

Par manque d’attention de ses édiles, Tunis, ville surpeuplée, perd de son charme méditerranéen et se dépersonnalise. Pourtant, tous les deux ans, la capitale se surprend à rêver. Depuis 2007, le festival Dream City transfigure la médina en faisant interagir différentes disciplines artistiques et population urbaine.

Cette 8e édition, s’est ouverte le 30 septembre sur un concert d’Emel Mathlouthi et s’achèvera le 9 octobre. On y verra notamment Aan, un spectacle sonore des plasticiens Malek Gnaoui et Ala Eddine Slim qui raconte l’univers carcéral. On assistera, aussi, au largage symbolique d’un marbre de Carrare, gravé par la sculptrice Rossella Biscotti pour dénoncer la rigidité de Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières.

Cité de libertés et de contradictions

À ces espaces restreints et contraints, le chorégraphe Radhouane El Meddeb oppose « Fragments de feu », une ode à une cité de lumières et de liberté. Le corps, sa fragilité et le temps sont des thèmes très forts repris par le danseur Mohamed Toukabri, qui danse avec sa mère jusqu’à effacer les années qui les séparent et le vieillissement qui s’impose à leurs corps. Dans un pays où les tabous implosent peu à peu, celui de la cause LGBT est décortiqué par la dramaturge Essia Jaïbi, qui, avec « Flagranti », met le public face aux contradictions de la société.

Déborder de la médina

Après la pause imposée par la pandémie de Covid-19, la manifestation prend cette année de l’envergure. Articulée autour de cinquante événements, elle se déroule sur dix jours au lieu de trois, et déborde de la médina pour atteindre l’autre cœur de Tunis : le centre ville de l’époque coloniale. Une présence et une empreinte que nul n’aurait imaginé quinze années plus tôt.

Cette 8e édition confirme que les créateurs de Dream City ont remporté le pari fou de pérenniser ce qui semblait, au départ, un simple phénomène de mode dans une capitale somnolente, sous un régime politique insensible à la création artistique, voire méfiant.

Emel Mathlouthi, au festival Dreams City, à Tunis, le 30 septembre 2022. © Facebook Emel Mathlouthi

Emel Mathlouthi, au festival Dreams City, à Tunis, le 30 septembre 2022. © Facebook Emel Mathlouthi

Caisse de résonance

Le projet, que ses propres créateurs, les chorégraphes et danseurs Selma et Sofiane Ouissi, avaient imaginé comme une provocation pour faire éclater la gangue de la morosité et vivre autrement l’espace urbain, a dépassé toutes les attentes. Il agit désormais comme une caisse de résonance des préoccupations et des interpellations qui agitent les Tunisiens.

Avec le soutien de l’Institut national du patrimoine, l’apport d’associations telles que Beity (qui lutte contre les violences faites aux femmes) et le partenariat de l’Union européenne, les organisateurs ont développé un solide réseau. Ils ne communiquent néanmoins pas sur le budget d’une opération qui a drainé 20 000 participants au total en 2019 et déjà 15 000 à la mi-parcours de cette édition 2022 –signe de succès dans un Tunis où la rentrée culturelle est particulièrement dense.

Bénévoles et spectateurs

« En ouvrant ma porte un après-midi, j’ai assisté à une performance dans le vestibule de la maison d’en face. Cela me semblait à la fois étonnant, normal, familier et très important », raconte Souad, une riveraine de Tourbet El Bey qui vient parfois prêter main forte à l’association l’Art Rue, qui promeut la rencontre des arts. Comme elle, de nombreux habitants de la médina se joignent à la démarche de Dream City, devenu « leur » événement puisqu’il se déroule sur leur territoire. Ils y ont d’ailleurs accès gracieusement et sont souvent impliqués dans la logistique.

« Dream City n’existerait pas sans ses bénévoles », soutient Sofiane Ouissi, qui compte aussi sur le regard exigeant du dramaturge Jan Goossens, ancien directeur artistique du festival de Marseille et co-directeur artistique de la manifestation depuis 2015.

Déambuler et se perdre

L’idée forte de Dream City est que le spectateur déambulant d’un lieu à l’autre, même muni d’une carte, se perde, découvre ou compose d’autres itinéraires, afin de renouer avec sa ville. De ruelles en placettes et en impasses discrètes, la médina et le quartier colonial de Tunis s’animent pour esquisser, sans fil d’Ariane, des parcours chorégraphiques, visuels, sonores. « Je ne me sens pas spectatrice. Je suis conviée à appréhender et à partager une idée, un message, une impression ; je me perds pour me retrouver. C’est un moment particulier, aux limites de l’errance. Dream City a inventé la médinance », confie une habituée

Au cœur de cette médina, creuset de civilisations, la manifestation rassemble plus de cinquante artistes arabes, africains et européens évoluant sur les scènes du monde et propose des expressions souvent visuelles qui se réinventent au fil des éditions.

L’art sert aussi de substrat à des experts pour s’exprimer. L’historienne Leyla Dakhli et l’urbaniste Adnane el-Ghali écartent les murs de la cité pour diriger une réflexion autour de la Méditerranée, « mer du milieu » frappée par les drames de la migration clandestine. Au plan local, sont aussi organisées des conférences sur la lagune de Séjoumi, qui subit un véritable écocide. Au diapason de ce thème éco-responsable et citoyen, le chorégraphe Radhouane El Meddeb, la chanteuse Emel Mathlouthi, le groupe Alsarah and The Nubatones, le danseur Andrew Graham, la dramaturge Essia Jaïbi donnent le ton d’un Dream City toujours plus avant-gardiste.

« Nul n’y a prêté attention, mais Dream City a participé, à sa manière, à libérer une expression qui s’est révélée fondamentale au moment de la révolution de 2011 », commente Wassim, bénévole depuis 2009.

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